Thursday, November 28, 2013

Les voies du développement en Amérique latine (1950-2007)



par Guy Bajoit
1er mai 2008
Introduction : la question et la grille d’analyse
Du point de vue des tentatives de développement, l’Amérique latine occupe une place singulière. Les décolonisations, en effet, se sont produites au début du 19e siècle (entre 1810 et 1835), ce qui explique que les États latino-américains aient entrepris leur vie relativement autonomes, un siècle et demi plus tôt que la plupart de ceux d’Asie, d’Afrique et du Monde arabe. Les premières tentatives d’industrialisation sont donc apparues déjà vers la fin du 19e siècle ou au début du 20e, dans les pays du Cône sud (Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay), mais aussi au Mexique (notamment avec Cárdenas) et au Brésil (avec Vargas).
Cependant, le véritable démarrage des politiques d’industrialisation se situe après la seconde Guerre mondiale et se limite d’abord à quelques pays, même si presque tous s’y sont essayés. Bien entendu, les résultats de ces tentatives ont été très différents d’un pays à l’autre.
La question posée ici est la suivante : quels ont été les modèles de développement qui ont inspiré ces tentatives ? Par modèle de développement, j’entends : un projet politique, économique et social, qui se traduit dans une idéologie, porté par un acteur-pilote, qui entraîne dans son sillage, de gré ou de force, l’ensemble d’une nation.
Pour répondre à cette question, je fais ici l’hypothèse que les modèles concrets, appliqués sur les terrains nationaux latino-américains, ont été des combinaisons à doses variables – donc plus ou moins pures – de quatre grands modèles typiques, qui ont été inventés et appliqués par les pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord, qui leur ont servi à promouvoir leur propre développement industriel, et qui, au moment de la décolonisation, ont été “exportés” vers les pays du Sud. Même si je me limite ici à l’Amérique latine pendant la seconde moitié du 20e siècle, ces mêmes modèles ont servi aussi sous d’autres cieux : en Afrique, dans le Monde arabe et en Asie.
Qui ? Comment ?
L’État
La société civile
Voie capitaliste (Accumulation de richesses)
MODERNISATION
État et bourgeoisie nationale Modèle nationaliste (France, Allemagne…)
COMPÉTITION Élites néolibérales Modèle libéral (Grande-Bretagne, USA)
Voie socialiste (Satisfaction des besoins)
RÉVOLUTION
Dirigeants révolutionnaires
Modèle communiste
(URSS)
DÉMOCRATIE
Mouvements sociaux
Modèle social-démocrate
(Pays scandinaves)
Chacun de ces modèles répond à une conception du développement, ou plus précisément, à une explication spécifique des causes du sousdéveloppement. On peut penser en effet que l’obstacle principal, celui qui freine ou empêche, d’une manière décisive, le processus de développement, est :
  • d’ordre culturel : la mentalité traditionnelle de la population et de ses dirigeants bloquerait l’expansion des valeurs culturelles et des innovations technologiques modernes, sans lesquelles le développement est impossible ; donc, si l’on veut développer, il faut promouvoir la modernisation culturelle et technique ;
  • d’ordre politique : des États et des entreprises étrangères impérialistes se livreraient, avec la complicité interne de classes dominantes parasitaires, à un pillage systématique des richesses économiques des nations du Sud ; donc il faut faire la révolution politique nationale et sociale ;
  • d’ordre économique : l’État, ses dirigeants et leurs partis, avec leur logique politique, clientéliste et bureaucratique, empêcheraient le bon fonctionnement de la rationalité économique ; donc, il faut privatiser et laisser faire les lois du marché ;
  • d’ordre social : l’insuffisance ou l’absence de démocratie politique et sociale (les dictatures, les partis uniques, les fausses démocraties, la répression des conflits) rendrait difficile ou impossible le contrôle démocratique des dirigeants économiques et politiques, ce qui leur permettrait de faire des richesses produites un usage contraire au développement : donc, il faut démocratiser la vie sociale et politique.
Quatre grandes politiques de développement (comment ?) sont donc préconisées par ces théories : promouvoir la culture moderne, récupérer le contrôle des ressources nationales, obéir à la rationalité du marché et instaurer une démocratie politique et sociale. Et quatre grands acteurs-pilotes sont susceptibles de réaliser ces projets (qui ?) : les élites modernisatrices, révolutionnaires, innovatrices et socio-démocratiques.
De l’État au marché
1. La première vague : modernisation et révolution
Jusque dans les années soixante-dix, les acteurs (et leurs conseillers, économistes ou sociologues) ont considéré que le moteur central du développement devait être l’État et que celui-ci devait s’appuyer, pour mener à bien sa politique, soit sur une bourgeoisie nationale, qu’il fallait aider à se consolider, soit les classes populaires (paysans, ouvriers, classe moyenne pauvre…), qu’il fallait mobiliser et dont il fallait satisfaire les besoins. Les tentatives de développement ont choisi entre, ou combiné à doses variables, le modèle de la modernisation et celui de la révolution.
Le modèle modernisateur
Le modèle modernisateur repose sur deux politiques essentielles : moderniser l’agriculture par la réforme agraire et entreprendre l’industrialisation par une politique de substitution des importations. La CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) s’est inspirée largement de ces deux idées, défendues par le célèbre économiste argentin, Raul Prebish. Les expériences les plus proches de ce modèle modernisateur (même si, par certains aspects, elles obéissaient aussi, secondairement, à des impératifs révolutionnaires) me semblent avoir été : l’Argentine (avec Perón, 1946-1955) ; le Chili (avec Alessandri, 1958- 1964, puis Frei, 1964-1970) ; la Bolivie (avec le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire de Paz Estensorro et Siles Suazo, 1952-1964) ; le Brésil (avec Kubitschek, 1955-60, puis Goulart, 1961-1964) ; le Venezuela (avec Betancourt, 1959-1964 et plus tard pendant le mandat de Carlos Andrés Perez, 1974-1979).
Ces idées étaient, bien entendu, tout à fait contraires aux intérêts des vieilles oligarchies latifundistes et minières (exportatrices de biens agricoles, d’élevage ou de minerais) qui, par conséquent, les combattaient en essayant de conserver leur emprise sur les appareils des États, sur les Parlements et en ayant recours aux forces armées. Elles n’ont donc pu s’imposer que là où cette emprise avait déjà été affaiblie au cours des décennies antérieures ; c’est pourquoi plusieurs pays n’ont pu tenter de les appliquer que bien plus tard (Pérou, Amérique centrale) ou même pas du tout (Haïti).
Ce modèle s’est heurté à d’importantes difficultés, internes et externes, d’application concrète :
  • la réforme agraire et la substitution des importations sont des politiques très coûteuses en équipements industriels ; pour se procurer ces équipements, il faut des devises et pour en avoir, il faut exporter ; les oligarchies nationales et les acheteurs de matières premières sur les marchés internationaux sont, dès lors, des acteurs décisifs pour la réussite d’un tel projet : or, la division internationale du travail jouant en faveur des États impérialistes, ceux-ci n’ont aucun intérêt à voir les pays du Sud s’industrialiser et il leur est relativement facile de saboter le processus ;
  • les forces politiques modernisatrices étaient le plus souvent arrivées au gouvernement suite à des mobilisations de masse qui avaient soulevé un immense espoir ; une fois au pouvoir, elles ont dû affronter des revendications importantes et, pour conserver le soutien populaire, satisfaire la demande sociale (au moins une partie), en pratiquant des politiques populistes : les caisses de l’État n’ont pas résisté longtemps à la charge ;
  • les bourgeoisies nationales, souvent embryonnaires, étaient supposées partager avec l’État l’initiative du projet d’industrialisation et en prendre le relais le plus rapidement possible ; or, le plus souvent, elles ont choisi de faire de la spéculation financière et immobilière plutôt que d’investir leurs capitaux dans un véritable programme d’industrialisation ;
  • les entreprises publiques, qui furent créées à la fois pour administrer les biens nationalisés (les terres, les mines) et pour suppléer la carence de la bourgeoisie privée, se sont rapidement transformées en bureaucraties pesantes, inefficaces, corrompues et surtout déficitaires ;
  • toutes ces difficultés mises ensemble ont engendré souvent des crises inflationnistes difficilement surmontables ;
  • la place centrale de l’État dans le processus et le manque de contrôle démocratique ont souvent engendré de grandes inégalités sociales, de la corruption et de la répression ; et, derrière les partis, l’armée attendait l’occasion d’intervenir.
Si bien – ou si mal ! – que le modèle s’est peu à peu essoufflé et que ses résultats n’ont pas été aussi spectaculaires que prévus.
Le modèle révolutionnaire
Il est difficile d’énoncer les conditions qui favorisent les ruptures révolutionnaires, car les situations nationales sont très différentes les unes des autres, et la question est d’une extrême complexité. Les cas latino-américains dont nous allons parler sont : Cuba (avec Castro, depuis 1959), le Pérou (avec Velasco, 1968-1975), le Chili (avec Allende, 1970-1973), et plus tard, le Nicaragua (avec le FSLN, 1979-1990). Dans certains cas (Cuba, Nicaragua), la cause principale de la rupture semble bien avoir été la résistance excessive à la modernisation, d’une vieille aristocratie conservatrice, butée, arrogante et inefficace, qui rejetait toute concession, négociation ou réforme et qui refusait de céder sa place à une bourgeoisie nationale naissante. Mais le contexte peut être très différent : au Pérou, c’est une fraction progressiste de l’armée (comme avec Nasser en Égypte) qui prend le pouvoir par un coup d’État ; au Chili, c’est l’espoir de voir s’améliorer les conditions matérielles et sociales de vie – espoir éveillé, puis déçu par les gouvernements modernisateurs précédents –, qui permet de comprendre le succès électoral de l’Unité Populaire.
Le modèle révolutionnaire typique, “chimiquement pur”, fut celui de Cuba, plus communiste que les Soviets ! Dans les trois autres cas, en effet, les caractéristiques du projet révolutionnaire furent combinées avec celles du modèle modernisateur (surtout dans le cas du Pérou) et avec celles du modèle démocratique (surtout dans le cas du Chili et même dans celui du Nicaragua).
Rappelons, si besoin est, que la politique du gouvernement révolutionnaire repose sur deux piliers centraux : un parti unique contrôlant l’État et, par lui, toute la vie économique et sociale ; un développement visant à améliorer les conditions de vie des classes populaires. Ainsi, à Cuba, jusqu’au moment des réformes du début des années quatre-vingt- dix, l’État était le seul employeur de toute la population active. Et, en trente ans, parmi tous les pays latino-américains, le pays est passé de la dernière place (partagée avec Saint-Domingue et Haïti) à la première ou la seconde (partagée avec l’Argentine ou l’Uruguay), sur tous les indicateurs de la qualité de la vie : revenus, éducation, santé, logement… La mise en pratique d’un tel modèle s’est heurtée pourtant à d’importantes et périlleuses difficultés.
  • Les États impérialistes ne se laissent pas faire : ils cherchent par tous les moyens (idéologiques, politiques, économiques et militaires) à déstabiliser les régimes révolutionnaires. Ce fut le cas notamment à Cuba, notamment par l’embargo imposé par les États-Unis. Une des raisons – peut-être la plus importante – qui explique le succès et la longévité du modèle cubain est l’aide de l’URSS, dont il bénéficiait évidemment à cause de sa situation géopolitique et dont on peut penser qu’il n’aurait jamais joui s’il n’avait pas constitué, en pleine guerre froide, une vitrine provocante du communisme, à quelques miles des côtes des USA. Mais les Nicaraguayens, en période de détente, n’ont pas eu cette chance et Reagan a financé ouvertement les forces contre-révolutionnaires, qui ont contribué à faire échouer l’expérience socialiste. Il en alla de même pour les Chiliens, dont l’Unité populaire fut renversée par un coup d’État militaire financé par les États-Unis.
  • L’aide (technique, financière, militaire…) des “nouveaux amis” du régime révolutionnaire – en l’occurrence l’URSS –, même si elle a été décisive, ne favorisait pas non plus l’industrialisation. Le cas cubain est encore exemplaire : d’une part, l’URSS avait trop besoin de Cuba pour voir ce pays échapper à son contrôle en le laissant s’industrialiser (et, de fait, Cuba était et est resté dépendant de ses exportations de sucre) et d’autre part, l’excès d’aide soviétique a plutôt découragé les efforts de diversification industrielle : il est trop facile de continuer à vendre des matières premières abondantes pour se procurer des devises (trop d’argent facile nuit au développement, comme on a pu le constater aussi ailleurs : en Espagne et au Portugal, dans certains pays pétroliers…). Et, quand l’aide extérieure s’arrête, ou quand les ressources exportables s’épuisent, le pays se retrouve nez à nez avec son sous-développement, après avoir perdu une chance historique unique d’en sortir !
  • La révolution est généralement faite par une alliance de partis, qui s’unissent pour prendre le pouvoir (que ce soit par les armes comme à Cuba ou au Nicaragua ou par des élections comme au Chili), mais qui se divisent une fois qu’ils doivent l’exercer. La division sépare le plus souvent les radicaux et les modérés, les “vrais” révolutionnaires des “simples” modernisateurs. Quand cette division ne se résout pas par la force (l’élimination de l’un ou de l’autre parti et l’instauration d’un régime de parti unique appuyé sur l’armée : Cuba), elle peut paralyser l’action du gouvernement (Chili) : le Parlement bloque les réformes, les problèmes ne sont pas résolus, et l’opinion publique, qui avait beaucoup espéré, perd patience et se retourne contre les dirigeants politiques.
  • Les tentatives révolutionnaires se heurtent toujours à une opposition intérieure résolue à les faire échouer et, souvent, par n’importe quel moyen. Pour résoudre ce problème, Cuba a expulsé des centaines de milliers d’opposants, qui se sont efforcés de perturber le régime de l’extérieur, depuis la Floride. Quant à l’Unité populaire chilienne, elle a été combattue par le parti national (la droite), puis abandonnée par la démocratie chrétienne (le centre), et l’armée est intervenue par un coup d’État militaire (Pinochet) ; les militaires progressistes péruviens (Velasco), dont les réformes furent sabotées et peu efficaces, se sont vus débouter par un coup d’État donné par l’armée (Morales Bermudez) ; le Front sandiniste nicaraguayen, paralysé par toutes ces difficultés réunies, a fini par perdre les élections (en 1990).
  • L’excessive volonté d’égalité, dont font preuve certains régimes socialistes, a souvent des effets pervers. A force de supprimer tous les stimulants matériels – au nom de la solidarité socialiste et d’idéal révolutionnaire de l’ “homme nouveau” –, ils finissent par user l’enthousiasme, décourager l’initiative, la volonté de travail et même l’honnêteté de leurs militants et des classes populaires elles-mêmes. A ne pas vouloir prendre l’homme comme il est, ils obtiennent le contraire de ce qu’ils cherchent : des citoyens passifs, qui attendent tout de leur État et ne prennent plus d’initiatives. Ils se trouvent alors contraints, soit de recourir à la force (la chasse aux sorcières), soit de réintroduire les stimulants matériels, soit encore, comme à Cuba, d’opérer des réformes qui réinstaurent le profit privé dans l’artisanat, le petit commerce et l’agriculture.
  • Toute pousse donc les régimes révolutionnaires à utiliser la force pour résoudre leurs problèmes, donc à renier la démocratie. A terme, cette absence de tout contrôle démocratique finit par corrompre le pouvoir de l’intérieur. De la révolution, les dirigeants ne conservent plus alors que le discours, que la rhétorique, mais, dans les faits, ils rétablissent des inégalités et des privilèges, … ce qui les oblige à recourir de plus en plus à la répression pour rester au pouvoir ! Bref, le modèle révolutionnaire est au moins aussi difficile à appliquer que le modèle modernisateur et ses résultats ne sont, hélas, pas plus convaincants.
2. La grande mutation
Pour comprendre comment ont évolué les modèles de développement en Amérique latine – et ailleurs ! –, il est indispensable de faire un détour par les grandes transformations qui, depuis le début des années soixante-dix, ont marqué l’histoire des pays industrialisés du Nord. Ces changements, fort complexes, se situent dans plusieurs domaines : technologique, économique, international, politique, social, écologique et culturel. Ces sept champs sont, certes, très imbriqués les uns dans les autres, très interdépendants, mais ils sont aussi relativement autonomes. Rappelons, aussi brièvement que possible, ces événements majeurs.
  • Mutation technologique
La troisième révolution technologique, à partir de 1975 environ, marque le passage à la société de communication et d’information. Dans les sociétés capitalistes d’aujourd’hui, ce qui est stratégique pour rester aux commandes du développement économique, c’est de savoir maintenir le contrôle des NTIC. Pour rappel, la première, qui accompagna les débuts de l’ère industrielle, fut celle des machines à vapeur et la seconde, celle de l’électricité et des moteurs à explosion. Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
  • Mutation économique
En bouleversant les rapports sociaux de production et en démultipliant la productivité du travail, cette révolution technologique a engendré la crise du capitalisme industriel national (vers 1975-1985) et le déchaînement d’un modèle néolibéral triomphant, prônant la généralisation de la société de compétition, de consommation et de communication.
  • Mutation de l’ordre international
L’effondrement (pour les raisons que je viens de citer, mais aussi pour des raisons internes) du modèle soviétique (vers 1985-1989) a redistribué les cartes de l’hégémonie au niveau mondial, entre les mains des trois pôles capitalistes principaux (USA, Union Européenne, Japon).
Par la suite (à partir de 1990-1995 environ) la nouvelle “division internationale du travail” a déplacé vers certains pays de l’Est (Russie) et du Sud (Chine, Inde, Corée du Sud, Taiwan…), des activités industrielles, jusqu’ici réservées aux pays du Nord occidental. Une partie importante du “second” et du “tiers” monde est ainsi en train de retrouver, ou de trouver enfin, le chemin de l’industrialisation, par la voie du capitalisme industriel. Une véritable mutation de l’impérialisme est en cours, toujours sous l’hégémonie – même si celle-ci est parfois menacée et incertaine –, du “premier” monde, entré dans l’ère postindustrielle et s’efforçant de conserver son contrôle sur les innovations technologiques, les investissements, le commerce et les finances mondiales.
Avec l’accord des nations (celles du G8 et quelques autres) ou même sans leur accord (une partie des autres), de puissantes organisations supranationales (BM, FMI, OMC, OCDE…) cherchent à imposer partout ce nouvel ordre mondial (mondialisation). Sans disposer encore de la contrainte physique, celles-ci sont déjà capables, juridiquement et politiquement, de soumettre à leur volonté les gouvernements nationaux et les unions régionales. On peut dire que ces organisations constituent aujourd’hui, avec les grandes entreprises capitalistes multinationales, industrielles et financières, la nouvelle classe dirigeante et dominante, la nouvelle droite mondialisée.
  • Mutation politique
La nation, comme base territoriale d’existence des collectivités humaines, si elle n’est pas encore dépassée, est, au moins, en voie de dépas14 sement : les États nationaux sont désormais tenus par les innombrables conventions et engagements internationaux qu’ils ont signés. Ils se sont mis, progressivement, par conviction ou par contrainte, au service de ce grand projet technologique, économique et international. Au nom de la concurrence “loyale”, ils doivent cesser d’aider leurs entreprises, laisser les plus faibles se faire phagocyter par les plus grosses, sur le grand marché mondial ; au nom des exigences de la compétitivité, ils doivent “dégraisser” les appareils d’État, ouvrir leurs frontières aux investisseurs étrangers, appliquer des “ajustements structurels”.
  • Mutation sociale
Du coup, le “vieil” État Providence est devenu à la fois trop cher (en impôts et en charges salariales) et inadapté au projet en question (il fabriquerait des “assistés”). Contre la faible résistance d’un mouvement ouvrier et socialiste en déclin, l’État libéral laisse pénétrer – ou favorise activement la pénétration de – la loi du marché dans le secteur public : toute entreprise (celles des communications, notamment) ou tout service public (l’éducation, la santé, la sécurité sociale, les politiques sociales…) susceptible d’être rentable est menacé d’être, ou est livré au marché (privatisations ou “consolidations stratégiques”). Ceux qui se font exclure par le fonctionnement du système sont invités à s’activer (se responsabiliser, redevenir autonomes) pour se réintégrer au marché du travail.
  • Mutation écologique
Une prise de conscience rapide de la question écologique se développe, alors que nous commençons à voir les conséquences d’une logique économique et technologique dérégulée, “folle”, qui épuise les ressources naturelles non-renouvelables et qui réchauffe la planète. Tout le monde commence à expérimenter aujourd’hui – quand il est peutêtre déjà trop tard – des prévisions alarmantes qui, pourtant, ont été annoncées depuis fort longtemps (par exemple par le Club de Rome dès 1972). Hélas, les humains semblent incapables de renoncer à leurs intérêts particuliers tant qu’ils n’y sont pas contraints.
  • Mutation culturelle
Ces évolutions et ces réformes engendrent – et, en même temps, sont engendrées par – une véritable “révolution culturelle” en cours depuis quelques décennies. Le “vieux” modèle culturel de la modernité rationaliste, fondé sur les croyances au progrès, à la raison, au devoir, à l’égalité, à la nation…, est en train de céder rapidement sa place à un nouveau, celui d’une modernité subjectiviste, fondé sur trois croyances au moins : en la nécessité d’une nouvelle harmonie de nos rapports avec la nature ; en une nouvelle conception de la citoyenneté politique ; et au droit de chaque individu de disposer des moyens de son épanouissement personnel. Tous les enjeux d’aujourd’hui font intervenir ces trois questions : l’écologie, la citoyenneté et les droits de l’individu (les droits de l’homme en général et, en particulier, ceux des travailleurs, des consommateurs, des usagers, des femmes, des enfants, ceux de toutes les minorités ou des groupes minorisés, etc.).
Dès le commencement de cette grande mutation, une nouvelle conception du développement s’est imposée dans la plupart des pays latino-américains – comme ce fut le cas aussi en Europe, et dans d’autres pays d’Afrique, d’Asie et du Monde arabe –, ouvrant ainsi une seconde étape de la période étudiée ici. Les modèles antérieurs ne disparaissent pas pour autant, mais ils ont perdu une grande partie de leur crédibilité.
3. La deuxième vague : le modèle du néolibéralisme sauvage
Cette “nouvelle” conception – qui n’est d’ailleurs pas si neuve ! – est le modèle néolibéral, celui qui considère que l’État n’est pas capable d’être l’acteur central du développement et qu’il vaut mieux se fier au marché – donc à ses lois : la libre compétition et la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Ce modèle, inspiré de la conception monétariste de l’économiste Milton Friedmann, a d’abord été imposé, à l’instigation des États-Unis et des grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC), à des pays soumis à des régimes dictatoriaux ; mais les gouvernements, plus ou moins démocratiques, qui les ont suivis, l’ont conservé et appliqué avec plus de rigueur encore ; d’autres pays l’ont adopté ensuite, et il s’est pratiquement généralisé à l’ensemble de sous-continent latino-américain.
Les grands principes de ce modèle de la compétition sont bien connus sous le nom d’ajustements structurels : rationalisation de l’État (austérité budgétaire, responsabilisation des individus face à leurs choix) ; privatisation de tout ce qui, dans le secteur public, peut être rentable (les ressources stratégiques, les communications, l’éducation, la santé, les pensions de retraite…) ; engagements dans des traités de libre-échange (réduction taxes douanières et du contrôle des changes, participation à l’ALENA et au Mercosur…) ; accueil des investissements étrangers (notamment les maquiladoras) ; rééquilibrage de la balance commerciale (croissance des exportations, limitations des importations) et de la balance des paiements (renégociation des dettes externes), lutte contre l’inflation.
La plupart des pays latino-américains ont dû et ont essayé d’appliquer ce modèle – ce remède de cheval ! Et il n’est sans doute pas inutile de faire remarquer que le néolibéralisme a été adopté aussi bien par des civils que par des militaires, aussi bien par des politiciens de droite que du centre, et même de centre-gauche.
Les exemples les plus significatifs me paraissent être les suivants :
  • En Uruguay, le modèle fut adopté d’abord par le régime militaire (sous le général Alvarez en 1981), mais il fut conservé, après le retour de la démocratie (en 1985) par les partis de droite (Sanguinetti du parti Colorado et Lacalle du parti Blanco). En 1990, alors qu’il renégociait sa dette externe auprès des banques et obtenait un crédit standby auprès du FMI, le gouvernement entreprit un vaste programme de privatisations. Ensuite, la fonction publique (dans un pays où 20 % des actifs étaient fonctionnaires) et la sécurité sociale (acquise sous le populisme, entre les deux guerres mondiales) furent rationnalisées. Et en 1991, l’Uruguay entra dans le Mercosur (avec le Brésil, l’Argentine et le Paraguay).
  • Au Chili, les “chicago’s boys” imposèrent leurs vues néolibérales, à partir de 1983, à l’ombre de la dictature de Pinochet. Ils rationalisèrent et décentralisèrent la fonction publique et, tout en conservant des services publics, ils privatisèrent l’éducation, la santé et la sécurité sociale. Comme en Uruguay, le modèle fut soigneusement conservé, après 1990, par les partis du centre-gauche formant la Concertación. Le Chili devint membre associé du Mercosur et membre de l’APEC (Asia Pacific Economic Corporation) en 1996 et, plus tard, il signa plusieurs traités de libre commerce (TLC) : avec le Canada, le Japon, la Chine, les USA.
  • Au Mexique, l’effondrement du prix du pétrole (qui est passé de 25,33 dollars le baril en 1985 à 8,25 en 1986) avait provoqué une crise financière très grave. Avec l’élection, en 1988, du candidat du PRI (parti révolutionnaire institutionnel), Salinas de Gotari, suivi, en 1994, de celle de Zedillo (du même parti), le Mexique rejoignit l’OCDE et entra dans l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) en 1994. Une vaste campagne de privatisation fit passer, en dix ans (1984-1994), de 1.200 à 200 le nombre d’entreprises publiques. On assista, en même temps, à l’expansion des maquiladoras (entreprises étrangères, surtout des USA, qui utilisent la main-d’oeuvre mexicaine à bon compte). L’an 2000 sonna le glas de l’hégémonie du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir depuis 1929), après des réformes exigées par la PAN (la droite libérale) et le PRD (le centre social-démocrate), et la présidence de la République revint à Fox Quesada, candidat du PAN.
  • En Argentine, après la débâcle des Malouines (1982), l’armée, au pouvoir depuis 1976, dut se retirer et le pays en revint à une démocratie limitée (en 1983), sous la présidence d’Alfonsín (de l’Union civique radicale). Mais, le pays continua à s’enfoncer dans la crise et, en 1989, dans la désillusion générale, Menem (du parti péroniste) fut élu à la présidence de la République et y resta dix ans. C’est lui qui ouvrit toutes grandes les portes au modèle néolibéral, par un “programme de choc” : privatisation d’entreprises publiques (notamment le téléphone et les lignes aériennes), suppression de l’indexation des salaires  ; rationalisation de l’État (licenciement de 120.000 fonctionnaires, réforme de l’assurance-vieillesse, réforme de la fiscalité) ; austérité budgétaire (augmentation des coûts de l’éducation et de la santé)… Cette politique engendra, au début, un certain succès économique (diminution de l’inflation, reprise des investissements, hausse des exportations…), mais mena par la suite à la pire crise économique et financière qu’ait connu l’Argentine. De la Rúa succéda à Menem en 1999 et hérita de la débâcle, qui se déclencha en 2001 : endettement excessif, faillite de l’État, crash boursier, gel de l’épargne privée, cessation de paiement de la dette externe, dévaluation, pillage des magasins…
  • Au Brésil, après un régime militaire, qui dura de 1964 à 1985, les partis du centre (PMDB et PDT) reprirent le pouvoir avec Tancredo Neves, immédiatement suivi de Jose Sarney. C’est en 1990 que la droite remporta les élections avec Collor de Mello (du PRN : parti de la reconstruction nationale), qui adopta pleinement le modèle néolibéral pour essayer d’enrayer l’inflation (plan Collor : “Nouveau Brésil”) ; destitué pour corruption dès 1992, il fut remplacé, jusqu’en 1995, par Franco (intérimaire) qui poursuivit sa politique : austérité budgétaire et privatisation. Mais c’est Cardoso (du PMDB), président de 1995 à 2003, qui va approfondir l’application du modèle : rééchelonnement de la dette externe ; privatisation du secteur bancaire, de l’entreprise minière (fer), des télécommunications, des hydrocarbures, de l’électricité  ; hausse des investissements étrangers (sauf pendant la crise asiatique – Thaïlande en 1997 et Russie en 1998 – qui affecta beaucoup le Brésil).
  • Au Pérou, après la grande désillusion provoquée par la gestion de l’APRA (parti nationaliste de centre-gauche) sous Alan García, Fujimori fut élu en 1990 et resta président de la République jusqu’en 2000. Très rapidement, il prononça la dissolution du parlement et imposa ses réformes par décrets : lutte contre l’hyperinflation, programme d’austérité dans le secteur public, privatisation de la sidérurgie, du pétrole, de l’électricité…, accueil des investissements étrangers (Shell, Mobil pour l’exploitation du gaz…), rééchelonnement de la dette publique… Pendant ce temps, le chômage augmentait et la pauvreté persistait. En 2000, après deux mandats, alors qu’il était pourtant réélu pour un troisième, Fujimori dut fuir au Japon – son pays d’origine –, poursuivi pour corruption et pour crime contre l’humanité.
Le modèle néolibéral n’est certes pas plus facile à mettre en oeuvre que ceux de la modernisation ou de la révolution. Il impose ce que P. Gonzalez Casanova appelle la “triple disparition de l’État : d’abord celle de l’État bienfaiteur, ensuite celle de l’État développementaliste et enfin, celle de l’État libérateur.” (Gonzalez Casanova, 2000/2, 61) Il réduit ainsi le développement à une affaire de croissance économique, ce qui convient très bien aux pays les plus hégémoniques – ceux qui l’imposent aux autres – ; par contre, dans les pays les plus dépendants, il engendre des effets pervers insurmontables. Pourquoi ? Il s’agit bien de Fernando Henrique Cardoso, sociologue de gauche, qui fut, vingt ans auparavant, un des penseurs les plus réputés de la théorie de… la dépendance !
  • Les coûts sociaux résultant de son application (montée des inégalités, du chômage, des activités informelles, de l’exclusion) sont souvent énormes, ce qui explique une certaine résistance de la population. Cette résistance n’est cependant pas une règle générale. Elle a été plus forte dans des pays où il existait une certaine tradition de bienêtre social (des acquis sociaux et des institutions pour les défendre, des syndicats et des partis de gauche), comme c’était le cas dans les pays du Cône sud de l’Amérique latine, ainsi qu’au Mexique (Chiapas, 1994) et au Brésil (MST, 1997). On comprend ainsi pourquoi, le plus souvent, des dictatures ont été mises en place pour leur imposer le néolibéralisme : celles-ci ont servi à préparer le terrain, en détruisant les résistances des institutions sociales démocratiques et de la gauche. Dans les pays plus pauvres, qui n’ont jamais rien su de l’État providence, le poids de la fracture sociale atteint des proportions intolérables : le chômage et l’exclusion touchent les trois quarts de la population.
  • Dans beaucoup de cas, ce modèle, plutôt que d’inciter à l’industrialisation, ne fait que confirmer la division internationale du travail entre les pays qui exportent des matières premières et ceux qui exportent des produits finis. Cela est vrai, surtout dans les pays les plus pauvres, comme l’Amérique centrale, par exemple : le seul “avantage comparatif” dont puisse profiter le Guatemala, ce sont les fruits, qu’il doit continuer d’exporter pour se procurer des devises. Mais c’est parfois le cas également, même dans ceux qui sont déjà plus avancés dans la voie de la modernisation : ainsi, l’Uruguay reste fort tributaire de ses exportations agricoles. Croissance, en effet, ne signifie pas nécessairement industrialisation et, bien sûr, ne se confond pas avec développement.
  • La croissance économique, résultant de l’application de ce modèle dans de bonnes conditions, est fort sensible aux aléas de la conjoncture financière internationale (crise thaïlandaise en 1997, crise commerciale du Mercosur, contrecoup de la crise argentine) et aux caprices des marchés mondiaux : hausse de prix du pétrole pour ceux qui n’en ont pas (Uruguay) ou baisse pour ceux qui en ont (Mexique) ; inversement, la hausse du prix du cuivre (suite à la demande chinoise) dope l’économie chilienne…
  • Sans affirmer que ce modèle inciterait plus que les autres à la corruption, on peut néanmoins penser qu’il y est plus sensible : l’utilisation frauduleuse des deniers publics – notamment des emprunts auprès des banques étrangères – peut avoir ici des conséquences catastrophiques (Pérou avec Fujimori, Argentine avec Menem, Chili avec Pinochet…). En Argentine, par exemple, “près de 90 % des ressources provenant de l’extérieur, via l’endettement des entreprises (privées et publiques) et du gouvernement ont été transférés à l’extérieur, dans des opérations de spéculation financières.”
Il résulte de tout cela que ce modèle n’est efficace (ne produit de la croissance économique) que là où le développement a déjà bien progressé auparavant (les dragons asiatiques, par exemple), que si des élites politiques économiques et politiques, honnêtes et compétentes, existent pour l’appliquer correctement, et que si les classes populaires sont disposées à en supporter les coûts sociaux et culturels – et la nature, les coûts écologiques. Donc, rarement !
Dans ces conditions, depuis au moins une quinzaine d’années, beaucoup d’acteurs – des mouvements sociaux d’abord, puis, sous leurs protestations, des élites politiques – ont commencé à prendre conscience des limites et des dangers de ce néolibéralisme dérégulé, à l’état “sauvage”, appliqué sans trop de discrimination à tous les pays dont le développement dépend des nations du G8, des grandes banques internationales, des puissantes entreprises multinationales, du FMI et de la BM. … c’est-à-dire à tous les pays du monde !
Pour ces acteurs, ce développement n’est pas viable. Et s’il en est ainsi, c’est pour trois raisons au moins :
  • Comme je l’ai dit ci-dessus, il a presque toujours, des coûts sociaux importants. Même dans les pays où les conditions de vie de la population se sont améliorées (au Chili, par exemple, qui a réduit de moitié la pauvreté et a pratiquement éradiqué l’indigence), les inégalités sociales ont augmenté tellement que le sentiment d’injustice s’est répandu parmi la population, et en particulier parmi la jeunesse.
  • Le modèle néolibéral ne semble tenir aucun compte des effets dévastateurs de la croissance économique sur l’environnement : la pollution, c’est le problème de l’État. Cela est vrai, en tout cas, dans les pays du Sud – mais ce l’est aussi au Nord, avec un peu plus de pudeur de langage ! Le Nord prend le Sud pour sa poubelle et les entreprises se permettent d’y faire ce qui leur serait interdit dans leurs pays d’origine. En outre, la sensibilité écologique, qui se généralise au Nord depuis peu, reste absente, presque complètement, dans les pays du Sud, où quelques militants prêchent dans un désert.
  • Le néolibéralisme s’accompagne de la culture qui “va avec” : Internet ne va pas sans l’occidental way of life – sans McDonald, sans Coca- Cola, sans CNN…et surtout sans “les valeurs de notre société occidentale”, qui s’expriment dans “les droits de l’homme”, vus comme universels. Toujours, le Nord a su se donner une “bonne raison” pour justifier sa présence et son action dans le Sud : jadis, ce fut la christianisation, avant-hier la civilisation, hier le développement, aujourd’hui les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté et le terrorisme. Hélas, ce modèle néolibéral, écrase, détruit, lamine des dizaines de cultures, de langues, de traditions, qui ont fait – qui font encore – toute la diversité et la richesse de l’humanité.
4. Deux modèles alternatifs
Des coûts sociaux, des coûts écologiques et des coûts culturels, cela fait beaucoup, beaucoup trop : ça ne peut pas durer ; le monde entier ne peut pas fonctionner selon le modèle néolibéral, qui nous jette tous dans une impasse ! Et dès lors, des réactions surgissent et se renforcent, tant dans le Sud, que dans le Nord – puisqu’après tout, c’est le même modèle qui est appliqué de part et d’autre de l’équateur. Ces réactions mêlent ces trois types de revendications et forment deux courants complémentaires, que l’on peut considérer comme deux modèles de développement, qui permettent soit de résister au modèle néolibéral, soit de rompre avec lui.
Le modèle social-démocrate
C’est le quatrième modèle, celui de la démocratie, présenté dans ma grille d’analyse et, comme je l’ai dit plus haut, il s’inspire des régimes qui ont permis l’industrialisation des pays scandinaves : un mouvement ouvrier fort et organisé, qui soutient un parti social-démocrate, qui contrôle l’État, qui oblige les dirigeants de l’économie à répartir la richesse produite. Appliqué aux pays du Sud, ce modèle prétend résoudre la question des coûts sociaux du développement capitaliste, qu’il soit national ou néolibéral, en renforçant la démocratie politique (contre les dictatures, pour le respect des libertés citoyennes) et la démocratie sociale (contre l’exploitation du travail, le “compétitivisme” et le consumérisme, pour une juste redistribution des bénéfices de la croissance). Les mouvements sociaux et politiques seraient ainsi les seules forces capables d’obliger le marché et les États à mettre l’économique au service de l’humain.
On ne peut pas dire que ce modèle ait été, à l’état pur, appliqué par des États latino-américains. Sans doute cela est-il explicable par le fait qu’il s’agit d’un modèle impliquant des politiques sociales très coûteuses pour l’État, donc de lourds impôts et des hauts salaires. Dès lors, en Amérique latine, il s’agissait plutôt d’un projet de société (une alternative au communisme) revendiqué par des forces d’opposition (la gauche “réformiste”). Cependant, une dose, plus ou moins forte, de ce modèle était présente dans toutes les tentatives de modernisation qui eurent lieu. Ce que l’on a appelé le “populisme” – notamment celui de Vargas au Brésil (1930-1945, puis 1950-1954), celui des Batlle en Uruguay (l’oncle, 1903-1907, 1911-1915 ; le neveu, 1947-1958), de Peron en Argentine (1946-1955) – furent précisément des tentatives d’introduire l’État providence dans des pays qui n’en avaient pas encore les moyens – et ne les ont toujours pas ! C’était une manière de s’assurer de l’appui populaire en faisant des promesses difficiles à tenir… à moins de vider les caisses de l’État, d’affronter des taux vertigineux d’inflation, de faire fuir les investisseurs et de ruiner ainsi l’activité économique !
Le modèle de l’identité culturelle
Il ne se trouve pas dans ma grille d’analyse parce qu’il n’a jamais, en tant que tel été appliqué nulle part : il constitue, en quelque sorte, une innovation culturelle, un cinquième modèle, qui répond, en théorie du moins, à la question des coûts culturels et écologiques du développement industriel.
Pour les partisans de cette conception, la cause de l’inefficacité relative des quatre modèles de développement, dont il a été question jusqu’ici, serait leur ethnocentrisme, ou plus exactement, leur “occidentalocentrisme”  : si leurs résultats sont si limités et même néfastes, c’est parce
qu’ils ont été inventés dans les pays occidentaux et exportés ensuite vers les pays du Sud et que, dès lors, ils ne sont pas adaptés à la culture des collectivités auxquelles ils sont appliqués. En détruisant les traditions des peuples du Sud, en leur donnant le désir de vivre comme on vit dans le Nord – d’imiter, de rattraper leur retard par rapport aux pays industrialisés – ces modèles tueraient le seul ressort efficace qui pourrait permettre le développement : la fierté identitaire.
La première et la plus importante condition pour stimuler la dynamique de développement serait donc de restaurer d’abord cette fierté identitaire, en restaurant la mémoire du passé – revalorisation des traditions, notamment de la religion, mais aussi de la langue et de la technologie des générations ancestrales – non pas dans un but passéiste, non pas dans un repli intégriste sur le passé, mais pour fonder, sur cette identité fière, un projet d’avenir, pour devenir capable d’inventer un développement adapté aux réalités spécifiques de chaque culture.
S’il en est ainsi, chaque peuple, chaque culture, chaque communauté locale serait supposée imaginer son futur en le fondant sur son passé : il n’y aurait donc pas de modèle universel de développement. La base territoriale de celui-ci ne serait plus nationale (concept moderne occidental  !) mais locale, et il faudrait réinventer des institutions politiques, pour permettre une large autonomie des différentes communautés culturelles et garantir l’harmonie des relations entre elles. Le fédéralisme deviendrait ainsi la seule manière de concilier la cadre national avec les autonomies locales, qu’elles soient territoriales et/ou culturelles.
5. Résistances et alternatives en mouvement
Combinant (à doses variables) les références aux deux derniers modèles (social-démocrate et de l’identité culturelle) – et même, avec des réminiscences, dans le discours et dans la pratique, du modèle de la révolution – plusieurs mouvements, à la fois sociaux, politiques et culturels – et dans une moindre mesure, hélas ! écologiques –, se sont engagés dans la résistance et la recherche d’alternatives au néolibéralisme en Amérique latine. Comme le soulignent la plupart des observateurs, ils sont assez différents de ceux des années
1950-1980 : ce sont des “nouveaux” mouvements sociaux ! Qu’apportent- ils de neuf ? (Ouviña, 2005 ; Duterme, 2007)
  • Identité : ils ne concernent plus directement la problématique du travail : ce sont davantage des mouvements d’exclus (de la terre, de l’emploi, de la santé, de l’éducation, du logement, de l’alimentation…) que de travailleurs ; ce sont des “sans”, “des rébellions depuis les marges” (Ouviña, 2005, 97) ;
  • Alliances : ils ne comptent plus trop sur les partis politiques pour les représenter et obtenir des gouvernants une solution à leurs problèmes  : méfiance, désenchantement envers les partis, même si cette question les divise souvent ; ils ne cherchent pas à “prendre le pouvoir” mais plutôt à faire pression sur lui ; ils s’efforcent de construire des alliances entre mouvements sociaux des différents pays latinoaméricains, (notamment pour résister à la création d’une vaste zone de libre-échange continentale : l’ALCA (Accord de libre-échange des Amériques).
  • Méthode : ils préfèrent l’action directe : occupation de propriétés terriennes sous-utilisées, d’entreprises abandonnées, de territoires entiers, administrés par eux ; ils ne craignent pas l’illégalité (occupations, barrages routiers…) ; et ils savent aussi se servir des mass médias ;
  • Enjeux : ils sont non seulement revendicatifs, mais aussi constructifs : ils proposent des solutions aux gouvernants ; ils mettent eux-mêmes en oeuvre des organisations productives (des coopératives, des entreprises autogérées, une économie sociale solidaire) ; ils sont moins idéologiques, moins dogmatiques, mais plus moraux (appel au droit, à la dignité, à l’égalité des genres…) et plus pragmatiques ;
  • Organisation : les groupes s’organisent selon des normes moins autoritaires  ; leurs membres se méfient des délégations de pouvoir, préfèrent les assemblées et la démocratie directe, horizontale ; ils refusent l’avant-gardisme et favorisent les directions collectives ; les individus s’impliquent moins totalement dans des causes, sont plus pragmatiques.
Mobilisation des peuples autochtones
C’est de la renaissance des mouvements dits “indigénistes” qu’il faut parler d’abord. Selon Rodolfo Stavenhagen, “on estime qu’il existe plus de quatre-cents groupes identifiables, avec une population totale de plus ou moins quarante millions d’âmes.” (Stavenhagen, 2000, 54) On les trouverait surtout dans certains pays : le quart d’entre eux vivent au Mexique ; ils constituent plus de la moitié de la population de la Bolivie, du Pérou ; ils sont très présents en Équateur et en Amérique centrale (surtout au Guatemala). Le réveil de ces peuples autochtones s’est traduit par leur participation à des mouvements et à des centaines d’organisations revendiquant un meilleur accès à la terre, une plus grande autonomie politique (sans séparation) et le respect de leur identité culturelle (sans assimilation) (langue, religion, coutumes…). “Être reconnus égaux et différents, citoyens nationaux et indigènes, dans des démocraties plurielles qui sachent faire l’unité dans la diversité” (Duterme, 2000, 24). Ces mobilisations, si elles ont parfois été réprimées, ont aussi été à l’origine de bon nombre de réformes constitutionnelles, destinées à reconnaître, au moins formellement, l’existence et les droits de ces peuples : plusieurs pays ont amendé leur Constitution en ce sens et mis en place des administrations chargées de s’occuper de leurs revendications.
Expliquer le réveil de ces peuples est bien difficile. Pourquoi se rebellent- ils au cours des deux dernières décennies du 20e siècle, après cinq siècles de domination, sous des régimes politiques et économiques très différents auxquels ils ont été, et se sont soumis ? D’aucuns pensent que, selon leur cosmologie (au moins celle des Aymaras et des Quechuas), ils se croient déterminés par des cycles successifs d’expansion et de régression de deux mille ans chacun, et qu’après un cycle de décadence (qui aurait commencé huit ans avant la naissance de Jésus- Christ), ils croient maintenant qu’un nouveau cycle d’expansion vient de commencer (précisément en 1992, cinq cents ans après l’arrivée des Espagnols). Ce n’est certes pas la seule condition : selon Bernard Duterme, “l’émergence de jeunes élites novatrices au sein des communautés traditionnelles” en serait une autre (2000, 24). Ces élites auraient été stimulées par l’action évangélisatrice des églises (catholique et protestante), et fortement soutenues par d’innombrables ONG européennes et nord-américaines. Elles auraient bénéficié aussi du soutien de plusieurs organisations internationales : des agences spécialisées des Nations unies et même de la Banque mondiale. D’une main (la droite !), cette dernière impose le néolibéralisme et de l’autre (aurait-elle une main gauche ?), elle finance des programmes de lutte contre la pauvreté, que ce même néolibéralisme engendre structurellement par son propre fonctionnement. (Saint-Upéry, 2007, 201) Cette politique n’a pourtant rien de paradoxal, au contraire : pour implanter plus efficacement le modèle néolibéral, il est préférable de limiter ses coûts sociaux par des programmes humanitaires et des politiques sociales. (Polet, 2007)
De ces mouvements des peuples autochtones, qui sont fort nombreux, limitons-nous ici à deux exemples incontournables : le mouvement de la CONAIE en Équateur, depuis 1990, et le mouvement zapatiste (EZLN) du Chiapas au Mexique, depuis 1994.
- La CONAIE
L’Équateur fut, par excellence, le pays pionnier en matière de luttes des peuples autochtones. Déjà, dans les années soixante, les Shuars créèrent, avec l’aide des missionnaires salésiens, la première organisation indigène du continent. Quelques années plus tard, la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (CONAIE) “fut le premier grand mouvement social indigène d’Amérique latine” (Saint-Upéry, 2007, 198). Née en 1986, dans un pays ravagé par des crises politiques et économiques dramatiques, la CONAIE organise, en 1990, la première grande mobilisation des paysans indigènes, en lutte pour la terre. En 1996, elle se dote d’un parti politique, le Pachakutik, pour participer aux élections, être présente au parlement et agir sur le gouvernement  : elle obtint ainsi, notamment, la création, en 1998, d’ “un organisme d’État chargé de coordonner les programmes à destination du monde indigène.” (Saint-Upéry, 2007, 202 et Barrera Guarderas, 2005, 155).
- Les Zapatistes
Si ce mouvement fut, de tous, le plus médiatisé, c’est sans doute parce que son idéologie et son mode d’organisation reflètent au mieux le renouveau des luttes d’aujourd’hui. Il a su parler à la “nouvelle gauche”, tant latino-américaine qu’occidentale, le langage renouvelé, que la mutation culturelle lui a appris à entendre ; il a su articuler, avec plus de justesse que tout autre, les inquiétudes sociales, politiques, ethniques, identitaires, individuelles et même écologiques,
que suscite l’application, particulièrement sauvage au Mexique, du modèle néolibéral.
L’histoire est bien connue : le premier janvier 1994, le jour de la signature de l’ALENA, l’armée zapatiste déclare la guerre au gouvernement mexicain et occupe des territoires municipaux qu’elle va bientôt déclarer autonomes et administrer à sa manière : par une démocratie directe exemplaire. Elle négociera avec les gouvernants, en exigeant la participation, non seulement des indigènes du Chiapas, mais de tous ceux du Mexique, qui compte cinquante-neuf peuples autochtones. Les pourparlers aboutissent, en 1996, à la signature des “Accords de San Andrés”, mais le président de la République (Zedillo) refuse de les accomplir, et la guérilla reprend. Le nouveau président (Fox), élu en 2000, s’engage à respecter ces accords et à légiférer dans le sens convenu, mais il modifie la loi qu’il propose au Congrès de l’Union, tant et si bien qu’il la vide de sa substance. Début 2001, les Zapatistes organisent une marche dans tout le pays, jusqu’à la capitale : une action spectaculaire mais sans grande efficacité. Aujourd’hui, après moult rebondissements, notamment à l’occasion des dernières élections (2006), la lutte continue, mais semble s’essouffler peu à peu.
Ces mouvements, à forte composante ethnique et culturelle, sont traversés par d’importantes tensions, difficiles à gérer. Outre les rapports complexes – pour tout mouvement social – avec les partis politiques outre les tensions entre les exigences de l’action armée, prônée par les plus radicaux et celles de la négociation, défendue par les plus modérés, la dimension proprement culturelle (ethnique) de leur identité leur pose problème, car elle les expose à deux dangers contraires (Duterme, 2000, 25) : le repli intégriste et la lente dilution de leur enracinement identitaire, avec, à terme, l’assimilation. Si les deux mouvements analysés ici sont exemplaires, et s’ils durent, c’est notamment parce qu’ils ont su gérer convenablement, malgré d’énormes difficultés, ces noeuds de tensions internes.
Mobilisation des exclus
Cependant, les mouvements indigénistes ne sont pas la seule forme de lutte contre le néolibéralisme en Amérique latine. On y trouve aussi des mouvements sociaux et politiques qui, sans introduire (ou beaucoup moins) cette dimension culturelle, réagissent à la montée des inéga28 lités, du chômage et de l’exclusion, et exercent des pressions sur les gouvernements. Deux exemples doivent également être cités ici : le mouvement des Sans-terres au Brésil, depuis 1980 ; le mouvement des Sans-emplois en Argentine, depuis 2001.
- Les Sans-terres au Brésil
“Né au début des années 1980 dans l’État du Rio Grande do Sul, très lié à la théologie de la libération et à la pastorale de la terre, le MST est le plus important mouvement de lutte paysanne de la planète. […] Il organise plus d’un million de travailleurs agricoles dépourvus de terre, dans un pays où aucune réforme agraire substantielle n’a jamais été mise en oeuvre et où 1 % des propriétaires terriens possèdent 54 % des terres cultivables. […] Il a conquis près de sept millions d’hectares, divisés en lopins de dix à vingt hectares, que les familles membres du mouvement exploitent de façon individuelle ou collective. […] Le MST accorde également une énorme importance à l’éducation de ses membres : alphabétisation, formation politique et militante des jeunes et des adultes. […] Les Sans-terre ont construit 1.800 écoles, scolarisant 160.000 enfants et 3.900 éducateurs, pratiquant la pédagogie de Paulo Freire, ont été formés par le mouvement en relation avec sept universités publiques.” (Saint-Upéry, 2007, 57)
Pendant le premier gouvernement de Lula da Silva (2003), le MST a conservé envers le PT (Parti des Travailleurs) une relation d’appui critique  : “Dès les débuts du mandat de Lula, le MST n’a pas caché ses griefs à l’égard du gouvernement pétiste.” (Saint-Upéry, 2007, 57) Certes, il n’a pas obtenu tout ce qu’il espérait, mais les acquis (crédits agricoles, électrification, logements ruraux, légalisation de terres occupées…) sont tout de même supérieurs aux déceptions (autorisation de cultiver du soja transgénique, favoritisme politique, fiscal et financier à l’égard de l’agrobusiness, nombre insuffisant de légalisations de terres occupées…) (Saint-Upéry, 2007, 58) C’est pourquoi, en 2006, malgré les accusations de corruption dont fut l’objet le PT, le MST a pris position en faveur de la réélection de Lula.
- Les Sans-emplois en Argentine
Quand on perd à la fois son emploi et le peu d’économies qu’on avait péniblement réussi à amasser sur un compte bancaire, il est urgent de faire fonctionner son imagination ! De la débâcle de 2001, ont 29 surgi non seulement de la colère et du dégoût, bien exprimés par un slogan fameux, mais surtout une myriade de formes d’action revendicatives (barrages routiers, piquets de grève) et “débrouillardes” (clubs de troc, émission de monnaie sociale, entreprises récupérées) . Ces actions se sont multipliées, au plus fort de la crise, sous le gouvernement De la Rúa. L’élection du péroniste Nestor Kirchner a changé la donne : il a mis en place des politiques sociales et d’assistance pour parer au plus pressé, mais il a aussi divisé le mouvement, en criminalisant (par la presse et les tribunaux) les plus radicaux (certains groupes de piqueteros) et en intégrant dans les instances du pouvoir, ou en aidant et en encadrant, les plus modérés (d’autres groupes de piqueteros et les entreprises autogérées) (Svampa, 2007, 32).
Les quatre mouvements brièvement décrits ci-dessus ont au moins en commun d’avoir été puissamment stimulés par la rencontre explosive de deux conditions : d’une part, l’espoir d’une amélioration des conditions de vie, éveillé par la vague démocratique qui se répand sur l’Amérique latine à partir des années 1980 ; d’autre part, l’immense déception de cet espoir, provoqué par l’application sauvage d’un modèle néolibéral qui accroît les inégalités et détériore ces conditions de vie (Polet, 2007, 14 ; Duterme, 2005, 7-19). C’est bien connu : toujours, l’espoir déçu, parce qu’il engendre un sentiment de privation relative, est le meilleur catalyseur des rébellions.
Du marché au retour de l’État
Les actions de ces mouvements ont eu pour effet de sensibiliser l’opinion publique aux effets néfastes d’un néolibéralisme sauvage, et d’exercer des pressions sur les dirigeants politiques, dans un contexte plus ou moins démocratique. Tout cela s’est traduit, depuis les années deux mille, par des changements politiques importants, que beaucoup qualifient de “virage à gauche de l’Amérique latine”. Dans pas moins de huit pays, des forces politiques, les unes plus, les autres moins antinéolibérales, ont réussi à prendre le contrôle des gouvernements : le Venezuela de H. Chávez (élu en 1999, puis en 2002), le Brésil d’I. Lula (élu en 2002, puis en 2006), le Chili sous R. Lagos (2002), puis M. Bachelet (2006), l’Argentine de N. Kirchner (depuis 2003), la Bolivie d’E. Morales (depuis 2005), l’Uruguay avec T. Vasquez (2005), ainsi que, plus récemment, l’Équateur de R. Correa (2006) et le Nicaragua de D. Ortega (2006). D’autres, sans doute, suivront dans les années à venir !
Savoir si ces gouvernements sont bien “de gauche” , ou ne le sont pas vraiment, est une question très complexe. Qu’il soit clair, en tout cas, qu’aucun d’entre eux n’est anticapitaliste : ils sont, à doses très variables, anti-impérialistes et anti-néolibéraux, mais ne mettent pas en cause la voie capitaliste de production de la richesse économique. Comme le dit bien Alvaro Garcia Linera, militant convaincu de l’extrême gauche, aujourd’hui vice-président d’Evo Morales : “la Bolivie restera capitaliste dans les cinquante ou cent prochaines années” (Stéfanoni et Do Alto, 2007, 47).
Ce qui est certain, par contre, c’est que tous ces gouvernements, cherchent à renforcer le rôle de l’État, afin que leur pays ne subissent plus les effets néfastes d’une compétition internationale, non pas dérégulée comme on a trop tendance à le croire, mais régulée selon leurs intérêts impérialistes par les États les plus hégémoniques, les entreprises multinationales industrielles et commerciales, les grands opérateurs financiers, et les organisations supranationales qui sont plus ou moins à leur service. Je vais essayer, très modestement , d’analyser ici trois de ces tentatives – celles du Venezuela, de la Bolivie et de l’Argentine –, non pas – surtout pas ! – par rapport à leurs discours, mais bien à l’aune de leur capacité effective de promouvoir un développement éthique et viable.
1. Le développement éthique et viable
Pour mener à bien une telle analyse, il est indispensable de définir d’abord ce qu’il faut entendre par “développement éthique et viable” et de se doter d’une grille d’analyse qui permette de comparer et d’évaluer les pratiques concrètes. Et pour construire un tel concept, il nous faut reconnaître enfin l’immense complexité de la question du développement et cesser de la simplifier, comme les sociologues et les économistes l’ont fait jusqu’à présent. Faute de quoi, nous continuerons à écrire des livres et à organiser des colloques, qui ne serviront à rien !
Dire d’un phénomène qu’il est complexe signifie qu’il faut le considérer à la fois dans toutes ses dimensions, même (et surtout) si celles-ci sont contradictoires. Or, il en va bien ainsi du processus de développement. Toutes les raisons – et sans doute d’autres encore – que les sociologues et les économistes ont invoquées jusqu’ici, pour expliquer l’absence ou l’insuffisance de dynamisme de certaines sociétés, sont vraies ensemble, et doivent donc être considérées dans leur articulation et leurs contradictions. C’est cette idée centrale que nous allons essayer d’expliciter ici.
Le développement consiste à gérer des contradictions
Des innombrables tentatives de développement qui ont été entreprises dans les pays du Sud depuis plus d’un demi-siècle, nous retiendrons les cinq leçons suivantes :
  • Il n’y a pas de développement viable d’une collectivité humaine – locale, nationale, régionale – sans expansion de ses échanges économiques, politiques, culturels, démographiques, avec les autres. L’autarcie n’est pas “payante” et elle l’est moins encore avec l’avancée actuelle de la mondialisation, qui la rend carrément impossible. Cependant, le développement n’est pas viable non plus si cette collectivité, en échangeant avec les autres, perd (ou ne récupère pas) le contrôle de ses ressources propres, et si, dès lors, elle ne peut en bénéficier pleinement pour améliorer les conditions de vie de ses membres. Or, il est évident que c’est justement par le biais des échanges intersociaux qu’une collectivité peut perdre – et perd effectivement –, le contrôle de ses ressources ! Car ces échanges sont, en effet, des relations de concurrence et de domination, où chaque collectivité profite autant que possible de sa force et exploite au mieux les faiblesses des autres. Il s’agit donc bien là d’une première et délicate contradiction  : il faut savoir à la fois participer aux échanges, s’ouvrir sur le monde et, cependant, ne pas perdre, à court, moyen ou long terme, le bénéfice des richesses que la nature – que le hasard – a placées à l’intérieur des frontières.
  • Il n’y a pas de développement viable sans croissance de la richesse matérielle produite : il est évidemment indispensable de faire grandir le “gâteau” si l’on veut améliorer les conditions matérielles et sociales de vie d’une population. Même si le développement ne consiste pas seulement à “rattraper un retard” dans la classification des “PIB par tête”, on doit bien reconnaître que cette croissance est pourtant indispensable. Mais deux obstacles fondamentaux peuvent rendre cette croissance inviable.
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    • D’une part, les limites éthiques de cette croissance : elle cesse d’être viable si le “gâteau” est mal partagé, s’il ne profite qu’à quelquesuns et laisse dans la misère et l’exploitation la plus grande partie des membres de la collectivité. L’injustice engendre toute sorte de misères sociales et ce, plus encore dans un monde de communication où chacun peut voir le niveau de vie des autres. Hélas, c’est bien connu, ceux qui contrôlent les moyens de faire croître la richesse ne sont généralement pas enclins à la partager : ils ont la vue courte, ils ne voient que leurs intérêts, ils font preuve le plus souvent d’un égoïsme incommensurable, d’une irresponsabilité intolérable. Aussitôt qu’il est question du moindre partage, ils se mettent à menacer : ils réduisent leurs investissements et expatrient leurs capitaux. Voici donc une autre contradiction : il faut savoir partager le “gâteau” tout en continuant à le faire croître.
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    • D’autre part, les limites écologiques de cette croissance : elle cesse aussi d’être viable si elle implique le recours à des technologies qui mettent l’environnement en péril. On sait bien qu’il n’y a pas de développement sans innovation technologique, sans une participation active au grand mouvement humain de progrès des connaissances, d’invention et d’adoption de techniques nouvelles, permettant d’assurer la croissance et de diversifier l’économie, mais aussi de soulager la souffrance et le travail des humains. Cependant – on en est aujourd’hui de plus en plus convaincu –, ce développement n’est pas (n’est plus) viable s’il perturbe les équilibres écologiques et s’il épuise les ressources non renouvelables d’une planète si maltraitée qu’elle en devient trop petite. Or, évidemment, c’est bien en inventant sans cesse des techniques nouvelles que les humains en sont arrivés à mettre en péril leur propre niche écologique. D’où une autre contradiction encore : il faut savoir promouvoir la technologie tout en en faisant bon usage, sans détruire l’environnement naturel.
  • Mais le développement n’est pas seulement un processus économique et technique. C’est aussi une tâche politique, longue et complexe, qui a besoin d’être programmée, guidée, mise en oeuvre par un acteur-pilote cohérent, fort et uni, donc par un pouvoir exécutif – un gouvernement – capable de mobiliser les ressources humaines et matérielles de manière efficace et efficiente. Cependant, un tel pouvoir – comme l’expérience historique l’a abondamment prouvé de34 puis des siècles –, finit toujours par se transformer en oligarchie et par se corrompre, s’il n’est pas soigneusement surveillé par les citoyens, grâce à des institutions de contrôle. La démocratie est une des manières d’instituer ce contrôle. Or, les rapports entre le développement et la démocratie politique sont très complexes : parfois, ces deux termes entretiennent entre eux un “cercle vertueux” (plus de l’un engendre plus de l’autre), mais parfois, ils se contredisent (chaque terme tend à paralyser l’autre). Voici donc une quatrième contradiction : il faut parvenir à instaurer ce “cercle vertueux”, qui permet de concilier un gouvernement fort avec le respect des exigences de la démocratie politique (le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et, au besoin, changer leurs gouvernants ; l’autonomie relative des pouvoirs...).
  • On l’a maintes fois éprouvé, le développement n’est pas possible si la collectivité est constamment perturbée par des actions violentes. C’est pourquoi, il importe tellement d’instituer un contrat social acceptable, en favorisant la constitution de corps intermédiaires (groupes de pression, syndicats de travailleurs ou de métiers, mouvement sociaux), qui représentent et négocient les intérêts de leurs membres et qui institutionnalisent ainsi les conflits entre eux et avec l’État. Mais, comme nous l’apprend aussi l’histoire concrète, ce contrat social exclut le plus souvent plusieurs catégories d’individus incapables de se constituer en acteurs collectifs : des pauvres, des précaires (quelle qu’en soit la raison), des minorités de toutes sortes (ethniques ou autres), qui ont aussi besoin d’aide et de protection et restent cependant victimes des inégalités. C’est donc une autre contradiction : c’est en instituant les conflits qu’on garantit la coexistence pacifique, mais c’est en excluant du contrat social certaines catégories d’individus qu’on remet en cause la démocratie sociale (le droit de toute catégorie de personnes – dans les limites du légal –, de s’organiser, de revendiquer, de négocier et de bénéficier de la protection de l’État).
  • Le développement implique un engagement, une mobilisation de la plus grande partie possible de la collectivité dans un projet de société crédible, une utopie qui donne du sens à l’existence de chacun, qui offre à chaque individu une place, un rôle à jouer, et qui intègre ainsi la société. Mais un tel projet ne convainc jamais tout le monde : de nombreux individus et groupes, pour des raisons diverses, n’y croiront pas, ne s’y impliqueront pas, voire le combattront. Pour qu’il soit viable et éthiquement défendable, cette utopie ne doit pas dégénérer en idéologie : ce projet d’avenir ne peut devenir dogmatique, sectaire ou totalitaire, car il importe de respecter les droits des individus de penser, de s’exprimer et de mener leur existence comme ils l’entendent, même si, ce faisant, ils n’apportent pas leur contribution au mouvement collectif. C’est, là encore, une contradiction : car ceux qui sont porteurs d’un tel projet ont tendance à ne pas tolérer les tièdes, et encore moins ceux qui ne pensent pas comme eux.
Les conditions d’un développement éthique et viable
Sans prétendre être exhaustif, il semble bien que les “leçons de l’histoire”, que nous venons de rappeler, nous ont fourni les cinq conditions que nous considérons comme nécessaires à un développement éthique et viable :
Valeurs-guides
DEVELOPPEMENT…
mais
ÉTHIQUE ET VIABLE
L’autonomie inter-sociale
Participer aux échanges inter-sociaux (écon., polit. et cult.)…
mais sans perdre (ou en récupérant) le contrôle des richesses collectives.
Le bien-être économique
Faire croître et diversifier la production de richesses…
mais veiller à leur répartition équitable et à la protection de milieu naturel.
Le consensus politique
Mettre en place un pouvoir exécutif fort et cohérent…
mais respecter les exigences de la démocratie politique.
Le contrat social
Garantir une forte institutionnalisation des conflits…
mais respecter les exigences de la démocratie sociale.
Le projet culturel
Mobiliser les gens dans un grand projet de société…
mais sans tomber dans le sectarisme, le fanatisme et la répression.
Ces conditions constituent bien des contradictions : c’est en voulant faire l’une que l’on risque de ne pas pouvoir faire l’autre, et inversement. C’est pourquoi le développement éthique et viable consiste bien, pensons-nous, à gérer des tensions constantes, des équilibres précaires, des justes milieux toujours provisoires, des synthèses entre des termes antinomiques, bref, des contradictions indépassables.
On admettra sans peine que le développement est impossible si les conditions qui figurent dans la seconde colonne ne sont pas réunies : on ne conçoit pas (ou plus, aujourd’hui) un développement sans participation aux échanges mondiaux, sans croissance économique fondée sur l’innovation technologique, sans un gouvernement fort, sans une bonne institutionnalisation des conflits et sans une forte mobilisation de la population. Ce sont bien là, en effet, les conditions minimales de réussite d’un projet de développement. Cependant, même quand ces conditions sont réunies – ce qui est déjà fort rare –, il est habituel que les tentatives s’essoufflent rapidement ou ne produisent que des résultats décevants et provisoires. Pourquoi ? Parce que ces conditions minimales ne résistent jamais très longtemps, si les acteurs ne tiennent pas compte de celles qui figurent dans la troisième colonne, si elles ne sont pas modérées et guidées par les exigences d’un développent éthique et viable.
C’est en nous servant des cinq questions que pose cette “grille d’analyse” que nous allons tenter maintenant d’évaluer les expériences de développement actuellement en cours en Amérique latine, dans trois des pays où des gouvernements dits “de gauche” s’efforcent de rétablir un certain contrôle de l’État sur le marché.
2. L’autonomie inter-sociale
Deux des trois gouvernements examinés ici – le Venezuela et la Bolivie –, tout en continuant à participer activement aux échanges internationaux, sont en train de mettre en place des politiques visant à échapper à la dépendance et à récupérer le contrôle de leurs richesses nationales. La politique de l’Argentine est assez différente, comme nous allons le voir.
  • Signalons d’abord que les trois pays en question ont remboursé la totalité de leur dette envers le FMI 10. Cette mesure apparaît comme un préalable à la liberté de gestion, aussi bien pour H. Chávez que pour E. Morales et N. Kirchner. Ils ont bloqué le projet, cher à G. Bush, de l’ALCA (Accord de libre-échange des Amériques), renforcé l’intégration sud-américaine du MERCOSUR, proposé l’extension de celui-ci aux pays de la Communauté andine, et lancé l’initiative de l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques). En outre, ils ont établi, surtout à l’instigation du Venezuela, des formes de coopération entre eux. Des projets importants sont en cours de réalisation ou déjà mis en route : la solidarité en matière énergétique (Petro-Caribe, qui implique onze pays, et Petro-Sur, avec le Brésil), la construction d’un gazoduc (du Venezuela vers le Panama, et un autre vers le Sud), la création d’une banque commune de développement (Banco del Sur), le lancement d’une chaîne de télévision (Télésur), la coopération sanitaire… et militaire ! (Sader, 2006, 4 ; Houtart, 2007, 9)
  • La seconde dimension essentielle de cette politique concerne les nouvelles conditions que les gouvernants du Venezuela et de la Bolivie ont imposé aux entreprises multinationales pour les autoriser à investir dans leur pays. Ainsi, bien que H. Chavez garantisse la continuité des politiques néolibérales, la loi sur les hydrocarbures prévoit que les entreprises importantes seront désormais mixtes (Lander, 2005, 177). “Les majors [Shell, Chevron, Texaco et British Petroleum] ne pourront plus opérer seules dans le pays, mais devront le faire par l’intermédiaire des sociétés mixtes, dans lesquelles PDVSA [Petroleos de Venezuela] disposera de 51 % du capital.” (S-U 11, 116) Désormais, les investisseurs étrangers devront payer 30 % de la valeur des hydrocarbures extraits (Lander, 2005, 177), alors que ce taux n’est que de 20 % en moyenne dans les autres pays de l’OPEP. L’impôt sur les bénéfices des entreprises pétrolières est passé de 34 à 50 %.
Avec E. Morales, la Bolivie a suivi le même chemin. “La récupération du gaz et du pétrole marque la politique nationale depuis 2003”, mais la loi, votée par le Congrès en 2005, n’a pas été appliquée par Carlos Mesa : elle ne l’a été qu’après l’élection de Morales. Elle prévoit que
“l’État bolivien récupère la propriété du gaz et du pétrole à la bouche du puits et reçoit 50 % des revenus de la production” (Stefanoni et Do Alto, 2007, 45). “Les entreprises pétrolières étrangères, jusqu’alors propriétaires, sont devenues ainsi de simples prestataires de services, qui devront remettre la totalité de ce qu’elles extraient à YPFB, associé obligatoire, lequel contrôlera au moins 51 % des actions” (Bernal, 2006, 11). “Auparavant, durant la période néolibérale, les entreprises pétrolières gardaient 82 % de la rente pétrolière et ne reversaient à l’Etat que 18 %. Avec la nationalisation, la situation a été renversée : 82 % pour la Bolivie et 18 % pour les entreprises. Il y a bien eu des protestations et des menaces de poursuites devant les tribunaux internationaux, mais, finalement, toutes les compagnies pétrolières sont restées en acceptant les nouvelles conditions” (Chávez, 2007).
N. Kirchner s’est montré beaucoup moins exigeant et agressif vis-à-vis des entreprises étrangères. Il est vrai que la situation de l’Argentine, dont il a hérité, était catastrophique et que l’urgence était ailleurs : il fallait sortir de l’endettement excessif. Le processus de renégociation (mené par le ministre de l’économie Roberto Lavagna) a été remarquable  : “Non seulement le gouvernement argentin a obtenu la plus grosse remise de dette de tous les temps, mais les délais de paiement ont été fortement allongés, le taux d’intérêt réduit et un tiers de la dette “pésifiée” (passée de dollars en pesos).” (S-U, 175) “Cette dette, qui représentait 113 % du PIB, n’en représente plus que 72 %.” En outre, en décembre 2005, le gouvernement a remboursé anticipativement 9,8 milliards de dollars au FMI, ce qui lui a fait faire non seulement une grosse économie d’intérêts, mais surtout gagner son autonomie vis-à-vis de cette puissante organisation. (S-U, 176)
Pour le reste, N. Kirchner n’a “pas touché à la propriété de la terre, ni aux intérêts de l’oligarchie exportatrice de viande, de soja et d’autres céréales” ; il s’est contenté, en revanche, de contrôler les profits excessifs des éleveurs (en essayant de les obliger à vendre en priorité sur le marché interne), ainsi que les prix des supermarchés, presque tous étrangers.” (Almeyra, 2006). Mais, “en réalité, la rhétorique antinéolibérale de Kirchner n’a pas été accompagnée par une politique cohérente de renationalisation, orientée vers une véritable transformation du cadre des mécanismes de régulation. Or, il s’agit là d’une question très importante, en particulier en ce qui concerne le thème des ressources naturelles (le gaz et le pétrole), qui continuent d’être absents de l’horizon d’action du gouvernement” (Svampa, 2007b). On signale cependant le projet de création d’une “entreprise publique destinée à reprendre progressivement le contrôle sur les ressources gazières et pétrolières nationales, privatisées par Menem en 1999.” (S-U, 140)
  • Malgré les mesures prises par les gouvernants de ces trois pays, leur autonomie inter-sociale ne nous paraît cependant pas garantie à moyen et long terme : des politiques de diversification des exportations et de substitution des importations n’ont pas encore vraiment été mises en oeuvre jusqu’à présent.
Ainsi, au Venezuela, au premier semestre 2005, les exportations pétrolières représentaient 85,3 % du total des exportations vénézuéliennes (secteur public et secteur privé), alors qu’elles étaient de 68,7 % en 1998. “La baisse des exportations non-pétrolières est constante depuis l’élection de Chávez : de 31,22 % en 1998 à […] 14,74 % au premier semestre 2005.” (S-U, 114) Par ailleurs, dans le secteur de l’agriculture, la dépendance vis-à-vis de l’extérieur est grande : le Venezuela (pays très urbanisé : 90 %) importe “près de 75 % des aliments qu’il consomme.” (S-U, 114). Un développement viable ne peut évidemment reposer sur une telle involution vers un modèle mono-exportateur.
Il convient de signaler cependant que “les défenseurs du régime « chaviste  » soutiennent, pour leur part, qu’il existe une véritable stratégie de diversification industrielle et avancent d’autres chiffres à l’appui de leurs thèses. D’après eux, la croissance extrêmement vigoureuse de l’économie vénézuélienne, depuis 2004, serait largement attribuable au secteur non pétrolier.” (S-U, 115). Quant à l’agriculture, des lois dites “habilitantes” sont censées remédier à l’excès d’importation, en stimulant la production interne : loi sur la pêche et l’aquaculture, loi sur la terre et la réforme agraire… (Lander, 2005, 177).
De même, la Bolivie – du moins jusqu’à présent – semble compter surtout sur ses exportations de gaz et de pétrole pour garantir les revenus de l’État. “Toute la politique des ressources naturelles du gouvernement d’Evo, qui comprend non seulement le gaz, mais aussi les mines, consolide le modèle primaire exportateur, en laissant de côté l’industrialisation et le marché interne […] En somme, des bénéfices importants à court terme et des problèmes à long terme.” (Zibechi, 2007)
Il faut signaler cependant qu’avec l’arrivée au pouvoir de Morales, la dépendance de ce pays vis-à-vis des autres a changé : elle est passée des Etats-Unis à Cuba, au Venezuela et au Brésil. “Douze jours après être entré en fonction, Evo Morales a signé des accords de coopération et d’assistance avec Cuba et le Venezuela, cherchant à briser l’influence hégémonique des Etats-Unis dans la région.” (Chávez, 2007) “En Bolivie, ce ne sont pas les Etats-Unis qui ont le plus grand poids politique, mais le Brésil. […] Rien que l’entreprise brésilienne Petrobras est responsable de 20 % du Produit Intérieur Brut (PIB) bolivien et contrôle 46 % des réserves d’hydrocarbures du pays […]. Le gaz, principale richesse bolivienne, est vendu majoritairement au Brésil et à l’Argentine, deux pays qui ne peuvent se passer du gaz bolivien pour leurs industries et leur consommation domestique.” (Zibechi, 2007) La ligne internationale du gouvernement est donc claire : “promouvoir la renégociation consensuelle des prix du gaz avec l’Argentine et le Brésil, les relations de bon voisinage avec l’ancien ennemi héréditaire chilien, le renforcement des liens avec l’Union européenne et l’intégration au Mercosur.” (S-U, 247)
En ce qui concerne l’Argentine, ses exportations sont, depuis très longtemps, plus diversifiées et plus élaborées que celles des deux autres pays analysés ici. Cependant, il s’agit aussi de produits essentiellement miniers ou agricoles (hydrocarbures, viande, soja…), qui sont très sensibles aux soubresauts des marchés internationaux. Néanmoins, pour des raisons historiques, l’autonomie inter-sociale de l’Argentine me paraît plus solide que celle du Venezuela ou de la Bolivie.
3. Le bien-être économique
Les trois gouvernements qui nous intéressent ici se préoccupent, plus ou moins selon les cas, de mettre en oeuvre une politique de croissance économique, ou à tout le moins, d’accroissement des revenus de l’État, qui s’accompagne de politiques publiques et sociales de redistribution des richesses.
  • Ainsi, ils cherchent, avec plus ou moins de vigueur, à imposer à leur classe dominante nationale une conception du développement plus conforme aux intérêts du pays et des masses populaires. Dans le cas du Venezuela et de la Bolivie, l’enjeu de cette tension entre les gouvernants et les entrepreneurs privés est la volonté des premiers de remettre en cause la privatisation des entreprises publiques, commencée sous les régimes néolibéraux.
Au Venezuela, H. Chávez a failli être renversé par un coup d’État en avril 2002 pour avoir mené cette politique. “Le processus d’ouverture pétrolière, qui faisait partie de la stratégie de privatisation de la gestion de Petroleos de Venezuela, a été suspendu.” (Lander, 2005, 174) La loi sur les hydrocarbures a permis la reprise en main par le gouvernement de cette compagnie, qui était corrompue jusqu’à la moelle et devenue un État dans l’État. En réaction, H. Chavez a dû affronter une “grève patronale”, qui se poursuit depuis, ainsi qu’une fuite massive de capitaux. “Les fortes tensions politiques à l’oeuvre entre le gouvernement et le patronat n’ont pas permis d’atteindre le ‘climat de confiance’ requis pour réactiver l’investissement privé, le retour de la croissance et la création d’emplois. (…) Dès lors, “le processus de désindustrialisation s’est poursuivi” (Lander, 2005, 186).
Le processus paraît plus général encore en Bolivie. Après les hydrocarbures, “le gaz, la sidérurgie, l’eau et maintenant la téléphonie, avant les mines et l’électricité : le gouvernement bolivien a fait […] un pas supplémentaire vers la récupération des régies privatisées durant les années 1980-1990, en annonçant la constitution d’une commission interministérielle chargée d’ouvrir des négociations avec la multinationale italienne ETI – actionnaire majoritaire de l’Empresa nacional de telecomunicaciones (ENTEL). […] Après ENTEL, La Paz a déjà annoncé que ses prochains objectifs seront la reconstitution de l’ex-monopole électrique ENDE. […] Des six entreprises publiques démantelées par Gonzalo Sánchez de Losada, seules ENFE, la société ferroviaire, et LAB, la compagnie aérienne nationale, ne sont pas en voie de récupération.” (Pérez, 2007) “Pour le gouvernement d’Evo Morales, faire de l’Etat le principal actionnaire d’ENTEL est surtout l’occasion de rediriger ses énormes profits vers les secteurs défavorisés. Avec 90 % de parts de marché sur Internet et plus de 70 % sur les appels longue distance et la téléphonie mobile, l’ex-monopole d’Etat aurait “exporté” quelque 300 millions de dollars depuis sa privatisation en novembre 1995. Autant d’argent qui n’a pas été réinvesti dans le développement d’ENTEL, accusent les consommateurs.” (Pérez, 2007)
Du coup, Morales doit affronter la rébellion des riches de la “media luna”. “La seule force sociale capable de tenir tête au gouvernement du MAS est l’oligarchie de Santa Cruz. Non seulement il s’agit de la région la plus prospère du pays [agrobusiness, hydrocarbures], mais elle dispose aussi de l’unique classe dominante qui a des intérêts spécifiques différents de ceux du reste des Boliviens, y compris les élites du reste du pays.” (Zibechi, 2007) “Les classes dominantes de Santa Cruz sont en train de monter un projet autonomiste pour empêcher que les luttes sociales du pays ne perturbent le processus d’accumulation de capital et ne mettent des limites à leur pouvoir. Selon certaines analyses, il est possible que soit déclenchée une guerre interne à caractère séparatiste, dirigée par l’oligarchie de Santa Cruz. Plusieurs informations de médias indépendants rendent compte de l’existence de camps d’entraînement de groupes paramilitaires à Santa Cruz, avec l’appui de mercenaires colombiens. Il semble évident qu’une fraction des classes dominantes de cette région est en train de miser sur la guerre.” (Zibechi, 2007)
Il n’en va pas de même en Argentine : le gouvernement de Kirchner n’a pas recherché d’affrontement avec la classe dominante locale ; il n’a pas renationalisé les entreprises que Menem avait privatisées. Il s’est contenté de les surveiller, de congeler leurs tarifs (parfois en les subsidiant, afin d’éviter des hausses qui pourraient mécontenter et mobiliser la population) et, exceptionnellement, de ré-étatiser celles qui ne respectaient pas leurs engagements (dans des secteurs vitaux comme la distribution de l’eau, la poste, les chemins de fer…).
  • Dans les trois pays en question, les politiques interventionnistes de contrôle des marchés ont eu pour conséquence de remplir les caisses de l’État. Au Venezuela, “le pétrole […] représente aujourd’hui plus de 50 % des recettes fiscales” (S-U, 114), et cela, avec un baril dont le prix ne semble plus avoir de limite ! “Les revenus du pétrole, qui sont passés de 226 dollars per capita en 1998 à 728 dollars en 2005, ont été une mine d’or, qui a donné au gouvernement une énorme liberté face à la capacité du capital privé de menacer de grèves d’investissements.” (Wilpert, 2007).
En Bolivie, avant Morales, le pays recevrait annuellement 250 millions de dollars américains pour son gaz et son pétrole : avec la ‘nationalisation des hydrocarbures’, l’augmentation des prix de vente du gaz à l’Argentine et les volumes plus importants d’exportation, le pays recevrait, en 2007, environ 1.300 millions.” (de la Fuente, 2007, 12). Dès lors, “au contraire de ce qui se passait au cours des années précédentes, les comptes de l’État ont présenté [en 2006] un excédent (et non un déficit) de 460 millions de dollars américains, équivalent à 4,3 % du PIB.” (de la Fuente, 2007)
En Argentine, la gestion des finances publiques se caractérise par une extrême prudence budgétaire : c’est un “capitalisme national sérieux” (S-U, 140). Et, comme dans tous les pays latino-américains, le talon d’Achille est la politique fiscale : “l’État argentin prélève peu et mal” (S-U, 179) Malgré cela, l’excédent budgétaire est “sans précédent” (S-U, 177) : d’où vient-il ? L’accroissement des recettes fiscales est venu surtout de la renégociation de la dette publique, de la dévaluation du peso et de l’excellente conjoncture économique actuelle : “Le secret de la récupération argentine réside dans un taux de change qui requiert un dollar fort, et dans un énorme taux de profit assorti d’une très haute productivité, alors que les salaires restent très bas.” (Almeyra, 2006) “Dans presque tous les secteurs, les résultats macroéconomiques de 2006 étaient excellents (de même que les prévisions pour 2007) et prolongeaient la tendance constante des trois premières années du mandat de Kirchner.” (S-U, 177)
  • Avec l’argent ainsi récolté, ces gouvernants ont mis en oeuvre des politiques publiques et sociales plus ou moins importantes.
Au Venezuela, l’État “s’est mis à impulser des politiques de type offensif, orientées vers la consolidation de sa base politique et sociale  : des politiques publiques concrètes, tangibles, avec des impacts concrets sur les conditions de vie de la majorité de la population.” Il y a eu une augmentation significative des dépenses publiques (de 22,7 à 27,8 %) et des dépenses sociales (de 8,4 à 11,3 % du PIB), entre 1998 et 2001 (Lander, 2005, 182). Ces politiques (le plan Bolivar) sont “focalisées vers les groupes les plus vulnérables” : réparation des in44 frastructures urbaines et des routes, construction d’écoles, d’hôpitaux, de logements, distribution de nourriture, etc. (Lander, 2005, 180-181). On observe aussi “une hausse significative et viable d’inscriptions scolaires à tous les niveaux.” (Lander, 2005, 182) Pour la santé, avec l’aide de médecins cubains, l’État a offert un programme de soins et de médicaments gratuits et “de visites à domicile dans les régions les plus nécessiteuses” (Lander, 2005, 185) “La politique gouvernementale est telle que le Venezuela est le seul pays du continent où les droits sociaux progressent.” (Sader, 2005, 79) Cependant, il reste encore beaucoup à faire : “si vous partez de 1998, […], le taux de pauvreté a été constamment supérieur pendant les années suivantes. On constate cependant une tendance à la diminution de la pauvreté à partir de 2004, et il est possible qu’on arrive en 2006 à un niveau inférieur à celui de 1998.” (S-U, 108)
La Bolivie – où il reste 67,3 % de la population sous la ligne de pauvreté. (Bernal, 2006, 11) – a suivi le même chemin : “La construction d’infrastructures hospitalières et éducatives en zone rurale, les programmes d’alphabétisation, la distribution gratuite de documents d’identité […], l’importation de tracteurs vendus à faible coût aux agriculteurs et l’installation de lignes téléphoniques, autant de mesures qui ont marqué la première année du gouvernement d’Evo.” (S-U, 246)
En Argentine, “d’une part, l’État développa des stratégies d’endiguement de la pauvreté par l’octroi, toujours plus important, de plans sociaux et d’assistance alimentaire aux populations concernées ; d’autre part, il s’orienta vers un renforcement du système répressif visant à maîtriser les conflits sociaux, en réprimant et en criminalisant les groupes sociaux les plus mobilisés. » (Svampa, 2005, 116) Cependant, “en ce qui est des indicateurs sociaux […], par rapport au pire moment de 2002, ils sont tous en hausse, mais, par rapport aux années 1990, seul l’emploi s’est amélioré.” (S-U, 177) Ainsi, “avec trois millions de chômeurs en moins, le taux de chômage est passé de 20 % en 2002 à environ 12 % en 2006. Il tournait autour de 15 % dans les années 1990.” (S-U, 177) “Dans la même période [2002-2006], le taux de pauvreté est passé de 57 à 33 % (contre 24 % dans les années 1990). L’inégalité à également décru. […] Entre autres projets pour 2007, le gouvernement a annoncé une forte hausse du budget de l’éducation, une augmentation des retraites de 13 % – dont seront bénéficiaires 4,2 millions de personnes – et un vaste programme de construction de logements sociaux et d’infrastructures.” (S-U, 177) “Sur le plan social, il a élevé les revenus des retraités et des instituteurs, bien audelà d’une simple récupération de l’usure due à l’inflation.” (Almeyra, 2006) Bref, il s’agit plutôt de programme de récupération du relatif bien-être argentin d’avant les années Menem, que d’une amélioration par rapport aux années 1990. C’est ce qui explique le jugement sévère de Zibechi : “Concentration de richesse, en haut, contrôle des pauvres non organisés au moyen d’allocations, en bas. […] C’est l’un des axes centraux de la nouvelle gouvernabilité, mais pas le seul. L’autre est la relégitimation [de l’État] grâce à l’appropriation des bannières historiques des gauches et des mouvements (droits humains, égalité, etc.) et surtout un discours – rien qu’un discours – qui ne s’attaque pas aux problèmes de fond mais qui parvient à diviser les secteurs populaires.” (Zibechi, 2006)
  • Mais la politique de “partage du gâteau” reste extrêmement fragile – clientéliste, voire populiste – aussi longtemps qu’elle ne repose pas sur une croissance économique durable. En effet, ce n’est pas parce que l’État récupère une plus grande part de la plus-value pour la redistribuer, que la richesse nationale produite grandit ! Y a-t-il eu croissance économique dans ces trois pays ?
Au Venezuela, les chutes de l’investissement, suite à la grève patronale, ont contribué à celle du produit intérieur brut entre 1999 et 2002. La chute du PIB est de 7,4 % pour l’année 1999 et atteint 12,6 % pour l’année 2002.” (Lander, 2005, 176) Même si la croissance a repris après 2004, “entre 1999 et 2005, le PIB réel par habitant n’a jamais dépassé le niveau atteint en 1998.” (S-U, 108) En Bolivie, il est trop tôt pour se prononcer sur cette question. Cependant, en 2006, “le PIB a augmenté de 4,1 % et les exportations ont augmenté de 40 %.” (de la Fuente, 2007, 12) En Argentine, “sur le plan économique, le gouvernement bénéficie d’une salutaire et remarquable reprise de la croissance ; grâce à un boom des exportations stimulé par la dévaluation drastique du peso argentin, effectuée par Duhalde au pire moment de la crise, le PIB augmente de 8,7 % alors qu’il avait chuté de 10,9 % en 2002.” (S-U, 140)
On le voit, la croissance économique reste précaire, dans la mesure où elle dépend largement de variables que les gouvernants ne contrôlent pas : ils sont contraints de composer avec les partisans internes et externes du libre marché. Pour expliquer leur claudication face au néolibéralisme, A. Boron souligne la “capacité de chantage” des secteurs dominants : “fuite des capitaux, grève des investissements, pressions spéculatives, corruption de fonctionnaires, etc.”, à laquelle il est difficile de résister. Il y ajoute “la nécessité que des gouvernements fortement endettés ont de devoir compter sur la bienveillance de Washington pour viabiliser leurs programmes » : traitement préférentiel garantissant l’accès au marché nord-américain pour leurs produits ; renégociation de leur dette extérieure ; assentiment pour faciliter l’entrée de capitaux et d’investissements de différents types ; assistance technique, aide militaire…. (2005, 40)
Cependant, la croissance économique de ces pays ne dépend pas uniquement des réactions des organisations impérialistes et de leurs complices internes. Elle dépend aussi des initiatives que prennent les États, et singulièrement, de leur manière de gérer les entreprises publiques. Une question centrale se pose ici : les emplois créés sont-ils productifs de richesses ?
Je me limiterai à un exemple. Au Venezuela, la plupart des emplois qui ont été créés par les financements publics l’ont été dans des petites et micro-entreprises ou dans des coopératives. “Jouissant d’un revenu énorme et gérant des quantités d’argent astronomique, le pétro-État vénézuélien est tentaculaire. […] C’est donc avant tout l’emploi public qui a augmenté ces dernières années : il représente aujourd’hui 1,6 million de postes de travail.” (Lander, 2007, 64) Mais il est loin d’être certain que les initiatives publiques soient productives. Ainsi, le secteur des coopératives tendrait plutôt à démontrer le contraire. “Il y aurait actuellement plus de 150.000 coopératives – contre seulement 762 en 1998 ! – employant 7 % de la population active.” (S-U, 123) Mais les trois quarts seraient inactives ou décédées ; beaucoup ne subsistent que parce que l’État couvre leur déficit ; d’autres sont des entreprises privées (pas du tout autogérées), déguisées en coopératives pour bénéficier des marchés publics et des aides de l’État. Il semble que “moins de 1 % des coopératives honorent vraiment les principes du coopérativisme, comme la solidarité et le bénéfice collectif.” (S-U, 124) Lucena (2007, 64) porte sur cette question le même jugement que Saint-Upéry.
Par ailleurs, il convient aussi de se demander si les entreprises publiques – que sont Petroleos de Venezuela ou YPFB en Bolivie – auront la capacité technique d’assumer le rôle central que l’État leur assigne désormais : être le partenaire principal de tous les investisseurs dans le secteur stratégique des hydrocarbures. On se souvient, en effet, de ce qu’elles étaient devenues sous les régimes politiques précédents, de leur incapacité, inefficience, inefficacité et de leur corruption. Qu’est-ce qui peut nous garantir qu’il en ira autrement dans le futur ?
Or, face au capitalisme néolibéral mondialisé, l’économie étatique, l’économie sociale solidaire et l’économie traditionnelle semblent bien être les trois seules alternatives dont disposent ces gouvernants pour promouvoir la croissance économique. Comme le déclare le viceprésident bolivien, Alvaro García Linera, “il ne s’agit plus que l’économie moderne absorbe l’économie traditionnelle dans le processus de modernisation. Bien au contraire, il s’agit de reconnaître que ce pôle économique pré-moderne continuera d’exister et qu’il doit être soutenu par l’État, avec le but de l’articuler, sans le subordonner, au pôle moderne de l’économie duale qui caractérise la Bolivie.” (Stéfanoni et Do Alto 2007, 45) Le but n’est donc pas d’étatiser l’économie, mais d’articuler les entreprises étatiques et privées (boliviennes et étrangères), les micro-entreprises, l’économie paysanne et l’économie indigène. (S-U, 245) Articuler, sans subordonner : l’intention est louable, mais la traduction de ce principe dans la réalité sera sans doute très difficile.
  • Nous manquons d’informations fiables sur la manière dont les trois gouvernements qui nous intéressent ici traitent la question écologique. Or, si nous manquons d’informations, c’est manifestement parce que ce problème est largement considéré comme secondaire, tant au Venezuela qu’en Bolivie ou en Argentine, et partout ailleurs en Amérique latine et dans les pays du Sud. Ce n’est pas leur problème ! “Comparée à son grand voisin du Nord, l’Amérique latine n’est pas un grand pollueur : 5 % du total mondial des émissions de gaz à effet de serre, selon les derniers chiffres publiés par le Programme des Nations unies pour l’Environnement” (Schmitz, 120). Á cette pollution, le Venezuela contribuerait pour 0,6 %, l’Argentine pour 0,5 % et la part de la Bolivie serait négligeable. Ils semblent donc ne s’y intéresser que parce que les grandes organisations supranationales les y contraignent. Et ils le font, “du bout des lèvres”, c’est-à-dire dans leurs discours plus que dans leurs pratiques. Même si elle est injusti48 fiable, cette attitude est cependant fort compréhensible : d’une part, puisque les pays du Sud ne sont pas les principaux responsables de la pollution, ils disposent dans les accords internationaux de quotas supérieurs à leur pollution réelle ; d’autre part, ceux qui polluent trop ont le droit, à certaines conditions, de profiter des excédents de quotas de ceux qui polluent moins. Dans ces conditions, il est évident que le Nord a grand intérêt à exporter sa pollution vers le Sud, notamment en y délocalisant ses entreprises et ses procédés les plus contaminants, et que le Sud a tout intérêt à les accueillir !
4. Le consensus politique
Les trois gouvernements dont nous parlons ici constituent, sans l’ombre d’un doute, des pouvoirs forts, des États très interventionnistes. Mais leurs dirigeants ont aussi été élus par des institutions et des procédures considérées comme démocratiques. Comment gèrent-ils les rapports, souvent contradictoires, entre les deux ? Plus précisément, qu’en est-il des accusations de “dérive autoritaire” qui sont régulièrement portées contre eux ?
Au Venezuela, la question est d’importance, car le régime de H. Chavéz déchaîne des passions, pour ou contre, non seulement à cause de ce qu’il fait, mais aussi à cause de sa manière de le faire… et de le dire ! Beaucoup craignent une dérive autoritaire du “chavisme”. Pourtant, il a été “démocratiquement élu, et plusieurs fois relégitimé par les urnes en sept ans : Chávez a survécu à un coup d’État en avril 2002, à une virulente grève patronale et pétrolière pendant l’hiver 2002-2003, à un référendum révocatoire de son mandat en août 2004 et aux manoeuvres permanentes d’agression politique et diplomatique de Washington.” (S-U, 2007, 93)
Mais, dans sa pratique concrète, respecte-t-il la démocratie ? On lui reproche “le contrôle politique des organes judiciaires (en particulier le Tribunal suprême de justice) et de l’autorité électorale ; la politisation partisane de l’armée et la militarisation de la vie sociale, à travers la création d’un corps de réserve de type cubain contre la soi-disant menace d’invasion américaine ; la volonté de discipliner et de contrôler les ONG à travers une législation restreignant leurs sources de finance49 ment ; l’idéologisation du système éducatif par l’inculcation des ‘valeurs de la révolution’ ; les menaces répétées à l’encontre de l’autonomie des universités sous prétexte de lutte contre leur ‘élitisme’ ; et surtout les attaques systématiques contre la presse et la liberté d’expression.” (S-U, 97)
Quelques distances vis-à-vis de ce tableau doivent pourtant être prises ici. Le rapport 2005 du Département d’État des USA, qu’on ne peut évidemment pas suspecter de “chavisme”, écrit à propos des droits de l’homme au Venezuela : “La loi garantit la liberté de réunion, et le gouvernement respecte généralement ce droit dans la pratique.” (S-U, 99) “Il est exact que le Conseil national électoral (CNE) est contrôlé par une majorité « chaviste », mais toutes les accusations de fraude lancées par l’opposition ont été systématiquement démenties par les organismes de contrôle internationaux.” Même les recteurs des universités, “antichavistes”, ont confirmé ce fait. (S-U, 99) S’agissant des médias, “il n’y a pas, au Venezuela, de censure, ni d’intervention directe contre les rédactions.” Et ce, malgré l’usage très discutable que les médias font de la liberté de la presse : “en cinq semaines de séjour au Venezuela, j’ai vu six ou sept fois Chávez comparé, sans broncher, à Hitler dans des journaux prétendument sérieux.” (S-U, 98)
Bref, “la présence d’une tendance à l’autoritarisme et au verticalisme militaire dans le “chavisme” est indéniable, mais elle est loin d’être univoque ou irrésistible.” (S-U, 100) La récente création d’un “Parti socialiste unifié du Venezuela”, censé regrouper la plupart des partis de la gauche autour du mouvement bolivarien et mener le pays vers le “socialisme du 21e siècle, peut être interprétée, elle aussi, de deux manières : renforcer la gauche, mais la placer sous contrôle du gouvernement.
Par contre, le bon fonctionnement des appareils administratifs, juridiques et répressifs est – depuis bien avant le “chavisme” – perturbé par la corruption. Or, celle-ci n’a pas diminué avec Chávez, et même, “son éradication est passée au second plan des priorités du gouvernement” (Lander, 2005, 188) Elle a largement pénétré les partisans du “chavisme” souvent recrutés par opportunisme. La nomenklatura locale, la “bolibourgeoisie” est mafieuse et corrompue : “le niveau exorbitant de corruption est tellement voyant que même une partie des médias pro-gouvernementaux s’en indigne.” (S-U, 125) A la corruption s’ajoute l’insécurité qui règne dans les grandes villes et qui préoccupe quotidiennement les habitants. Le problème n’est pas nouveau, mais le régime ne s’est guère montré, jusqu’ici, capable de calmer les esprits : à la violence mortelle des délinquants répond celle, tout aussi brutale, de la police, et les homicides ont atteint des proportions telles que Caracas est devenu une des villes les plus dangereuses du monde.
Cette situation sert de prétexte aux tentations de recourir à la violence pour reprendre le pouvoir : l’armée et la droite ne cessent de comploter contre le régime “chaviste” (mettant au moins une fois leur menace à exécution, en avril 2002) et s’efforcent de déstabiliser le régime en sabotant la démocratie (notamment, en refusant de participer aux élections) et en incitant à la violence. Il est vrai que celle-ci est également présente dans les rangs du “chavisme” et, plus généralement, dans leurs affrontements avec les opposants, ce qui contribue à renforcer encore le climat d’intolérance qui règne dans le pays, et que le “style” particulier de Chávez n’est pas fait pour apaiser.
La situation est plus complexe encore en Bolivie. Il importe de rappeler d’abord que, si le MAS a largement gagné les élections dans la partie occidentale du pays (occupée principalement par des populations indiennes et métissées, où le parti de Morales a remporté plus de 60 % des voix en moyenne), ce n’est pas le cas dans ce qu’on appelle la “demilune” (Santa Cruz, Tarija, Beni, Pando : départements habités par des populations plus “blanches”, qui n’ont voté pour lui qu’à concurrence de 16 à 31 %). Depuis longtemps, ce déséquilibre “racial” empoisonne la vie politique bolivienne ; c’est pire encore depuis l’arrivée d’un “indien” au gouvernement. Cette tension tend notamment à paralyser le fonctionnement de l’Assemblée constituante.
La question de cette Assemblée est actuellement l’enjeu d’un conflit décisif. L’élection des 255 Constituants, en juillet 2006, fut un succès pour le MAS, qui obtint 54 % des sièges, et l’installation de l’Assemblée a eu lieu en août avec succès. Celle-ci devait, en principe, produire un projet de Constitution pour le mois d’août 2007, projet qui devait être soumis aux citoyens par référendum. Mais l’assemblée fut immédiatement paralysée : la loi prévoit, en effet, que “le nouveau texte constitutionnel doit être approuvé par deux tiers des Constituants” (de la Fuente, 2007, 13). Or, le MAS ne dispose pas des deux tiers à l’assemblée. Dès lors, deux interprétations de la loi s’opposent : le MAS estime que la majorité absolue ne s’applique qu’à l’ensemble du texte de la nouvelle Constitution, à la fin des délibérations, alors que l’opposition prétend qu’elle est nécessaire pour adopter chacun des articles, à chaque étape du processus (de la Fuente, 2007, 13). “D’après l’accord récemment acquis entre la majorité gouvernementale et l’opposition, les articles qui ne récolteront pas de majorité des deux tiers seront transmis à une commission spéciale. Si le désaccord persiste, ils seront soumis à un référendum populaire.” (Stefanoni, 2007)
Les conflits autour de l’Assemblée constituante perturbent l’ordre politique interne. L’agitation sociale a repris dans la “demi-lune”, et surtout à Santa Cruz, pour défendre les deux tiers, au nom de la démocratie, accusant le MAS de dérive autoritaire. Grèves de la faim, manifestations…, on estime à un million le nombre des personnes qui se sont mobilisées. Or, un des enjeux centraux de la nouvelle Constitution est la question de l’autonomie des départements, donc, rien de moins que celle de l’intégration nationale.
En Argentine, “le gouvernement de Néstor Kirchner […] agit de manière conséquente sur quelques fronts – comme les droits de l’homme, l’épuration de la Cour suprême et la réorientation de la politique internationale de l’Argentine” (Boron, 2005, 43) Il “a décapité la hiérarchie militaire” et opéré une “purge drastique de la police fédérale”, il s’est attaqué à la “majorité automatique constituée par les juges véreux nommés par Menem”, et “a fait annuler par le Parlement les loi du ‘devoir d’obéissance’ et de ‘punto final’”, ce qui entraîne la réouverture de certains procès contre des tortionnaires. (S-U, 139)
Cependant, “pendant les deux premières années de son gouvernement, Kirchner a dicté pas moins de 140 décrets dits “de nécessité et d’urgence” […]. Plus récemment, il a introduit des réformes qui consolident son modèle de démocratie ‘délégative’ et ‘décisionniste’ […], ainsi que ladite “loi des superpouvoirs”, qui renforce l’autorité du chef de cabinet (sorte de premier ministre).” Il incarne “la figure du Prince de Machiavel”, écrit Saint-Upéry (186), qui se laisse sans doute influencer par l’aspect physique du personnage.
5. Le contrat social
La question sociale est au coeur du problème du développement éthique et viable. Chaque gouvernement se doit d’instituer des dispositifs qui garantissent la coexistence pacifique – donc de réduire ou d’élimi52 ner les sources potentielles de violence – de l’ensemble des groupes d’intérêt qui composent sa population. Mais, pour aboutir à ce résultat, la tentation est grande de recourir à des méthodes répressives, visant à interdire l’expression des intérêts qui sont jugés incompatibles avec le “maintien de l’ordre” et, du même coup, d’exclure du “jeu” de la démocratie sociale des groupes minorisés – qui ne sont pas forcément minoritaires !
Ainsi, au Venezuela, “l’État a joué ici un rôle de moteur de la mobilisation et de l’organisation sociale. […] Toutefois, la manière dont le gouvernement appuie le mouvement social remet en question l’autonomie de ce dernier…” (Sader, 2005, 79) En s’attaquant durement au syndicalisme sclérosé, bureaucratique et corrompu, pratiqué par la Confédération des travailleurs vénézuéliens (CTV), Chávez a rendu possible le redéploiement du mouvement ouvrier. “Un nouveau syndicat finit par voir le jour en 2003, l’Union nationale des travailleurs (UNT), avec pour objectif explicite d’être l’interlocuteur du gouvernement. […] Cependant, l’orientation centraliste et présidentialiste du pouvoir est telle que l’UNT est souvent mise devant le fait accompli.” (Lucena, 2007, 62) D’une manière plus générale, un État riche est toujours tenté de s’acheter une clientèle politique et de la fidéliser en redistribuant la richesse : cela s’appelle du populisme. Or, on ne résout pas le problème de la pauvreté par des politiques d’assistance sociale, si généreuses soient-elles, mais en mettant en place des dispositifs de qualification et d’insertion professionnelles et en créant de vrais emplois, productifs, qui contribuent à la production de richesses.
Ce danger menace autant la Bolivie que le Venezuela, bien que la question sociale s’y pose d’une manière très différente et bien plus complexe. On s’en souvient, la victoire électorale d’Evo Morales a été préparée par une longue période d’agitation sociale : en avril 2000, la “guerre de l’eau”, à Cochabamba, contre sa privatisation ; de mai 2002 à février 2003, la révolte de El Alto, réclamant une assemblée constituante, contre le Président Sanchez de Losada ; de février à octobre 2003, la “guerre du gaz”, qui obligea Sanchez de Losada à démissionner  ; en juin 2005, la seconde “guerre du gaz”, qui contraignit son successeur, Carlos Mesa, à mettre fin à son mandat et déboucha sur les élections de 2005 (Suarez, 2005, 49). Suite à cela, “le triomphe électoral du 18 décembre 2005 a porté au gouvernement une nouvelle gauche nationaliste, qui se conçoit comme l’instrument politique des syndicats paysans, des organisations indigènes et du mouvement social populaire urbain, qui, depuis 2000, animent un nouveau cycle d’action collective contestataire, porteuse de revendications anti-néolibérales.” (Stefanoni et Do Alto, 2007, 44).
Avec l’élection d’Evo Morales, “le caractère excluant et ethniquement discriminatoire de l’État bolivien – basé en 1825 sur l’exclusion de 90 % de sa population, les peuples ‘originaires’ aymaras, quechuas, guaranis, etc. – est fondamentalement remis en question.” (Stefanoni et Do Alto, 2007, 44) Comme le dit bien Álvaro Garcia Linera : “Dans ce pays, […] les Aymaras sont 25 %, le Quechuas 30 %, les Guaranis 4 % et les métis 32 %. Nous sommes un pays de minorités.”
Le nouveau pouvoir cherche donc à, “refonder la démocratie et la paix sociale sur un État multiculturel” à “constituer un État social, qui définisse la politique sur la base de la consultation, de la délibération civique.” (S-U, 244) “Sur le plan politique, cette proposition se traduit dans un ‘Etat plurinational’, qui ne prévoit pas seulement les autonomies départementales […] – mais aussi des autonomies indigènes, où des formes politiques et juridiques propres seront respectées.” (Stefanoni, 2007)
Morales est un leader charismatique et plutôt autoritaire, mais pas à la manière de Chávez : “A la différence du populisme classique dans lequel la relation entre le leader et les masses est directe […], le leadership de Morales s’exerce à travers une multiplicité d’organisations corporatives et de mouvements sociaux auxquels il doit rendre des comptes, sorte de version bolivienne du ‘commander en obéissant’ des zapatistes mexicains.” (Stefanoni et Do Alto, 2007, 47)
Dès lors, le défi le plus difficile à relever pour le gouvernement d’Evo Morales est celui de la refondation d’un contrat social – une nouvelle Constitution – permettant la coexistence pacifique de l’ensemble des Boliviens dans une nation intégrée. Il faudra beaucoup d’imagination et de patience pour réinventer une nation unie, qui permet à tous de vivre pacifiquement avec les autres. D’autant plus que les enjeux ne sont pas seulement culturels ou politiques, mais aussi très matériels. “Les pressions sociales et régionales sont de plus en plus importantes en ce qui concerne l’utilisation de la rente produite par l’exploitation des hydrocarbures. Tous sentent qu’ils ont le droit d’exiger leur part… » (de la Fuente, 2007, 12) De graves conflits ont déjà éclaté entre régions autour de l’enjeu du partage des bénéfices de l’industrialisation du gaz.
Dans cette nouvelle conjoncture, qui éveille les appétits, le gouvernement a organisé un référendum sur les autonomies. En majorité (58 %), les électeurs ont voté non ! Cependant, ces résultats inversent ceux de l’élection de Morales : ici ce sont les régions orientales (les plus riches), qui sont favorables à l’autonomie (certaines sont même ouvertement sécessionnistes), alors que le centre et l’ouest n’en veulent pas ! (de la Fuente, 2007, 13) Du coup, le MAS lui-même est divisé sur la question, non seulement entre partisans et adversaires de l’autonomie, mais aussi, entre ceux qui pensent qu’elle ne doit concerner que les départements et ceux qui estiment qu’elle doit s’étendre aussi aux communautés culturelles.
Deux positions extrêmes, difficilement conciliables, s’affrontent ainsi : d’un côté, le projet du Pacto de Unidad [accord entre les populations indiennes et afro-descendantes] qui prévoit non seulement l’octroi du statut de nation aux peuples autochtones, mais aussi “la restitution des territoires ancestraux, l’autogouvernement sur ces territoires et le pluralisme juridique, politique, culturel et linguistique”, et exige aussi que “les ressources naturelles […] se trouvant sur ces territoires soient déclarées propriété autochtone” ; de autre côté, le projet de la Nación Camba, qui exige l’autonomie des quatre départements formant la “media luna.” (Rousseau, 2007)
Mais toute la question est de savoir ce qu’est une “communauté culturelle”, dans un pays où cinq siècles de domination raciale ont détruit l’identité fière d’une grande partie des peuples originaires : ainsi, au recensement de 2001, seuls 19 % de la population s’est déclarée “indigènes”, alors que 65 % se déclarèrent “métis” (de la Fuente, 2007, 14) Que deviendront les métis dans un État pluriethnique ? “C’est pourtant grâce à l’appui de cette classe moyenne urbaine [métisse] que la MAS a pu remporter les élections de 2005 avec un si haut pourcentage de suffrages.” (Rousseau, 2007) Aujourd’hui, ils introduisent des tensions, parce qu’ils ne se sentent pas assez considérés dans le projet.
Le fait qu’une bonne partie des ministres, conseillers et parlementaires viennent “d’en bas”, de ceux qui ont été exclus pendant cinq siècles”, ne garantit rien. “Ce changement ne signifie pas que les modes et manières de faire aient changé. Tout indique que le style de la politique “d’en haut” se maintient. […] Le problème de fond est que le style imposé dans l’Assemblée constituante reproduit les modes traditionnels de la politique bolivienne : négociation et accords entre les chefs des partis, dérobant le débat à la population. » (Zibechi, 2007) En outre – comme ce fut déjà le cas dans le passé –, on observe un clientélisme politique et un usage du MAS comme ‘agence d’emplois’ pour ses militants (S-U, 246)
En Argentine, les mouvements sociaux, issus de la grande crise de 2001, ont été le produit de l’imagination et de la capacité d’organisation des masses populaires pressées par l’urgence. Or, Kirchner a, d’un côté, réprimé les actions jugées illégales ou trop dérangeantes de certains des mouvements sociaux (croisade anti-piqueteros) et, de l’autre, cherché à coopter et à intégrer dans les appareils de son gouvernement, les groupes les moins radicaux (Svampa, 2005). “Contenir les salaires, s’allier avec les pires Charros 13 anti-ouvriers et serviles (les gordos de la CGT) et empêcher l’émergence d’un mouvement ouvrier et d’autres mouvements sociaux qui soient indépendants de l’Etat, […] telle a été la politique officielle inamovible. [Ainsi, il ne concède pas de personnalité juridique à la Centrale des travailleurs argentins (CTA), dont une partie des dirigeants sont pourtant kirchnéristes.] Toutes les augmentations de salaire (autrement dit, l’extension du marché interne) ont été obtenues par des grèves illégales et c’est seulement très récemment que le gouvernement a négocié des augmentations avec les corporations professionnelles, pour préserver, essentiellement, la direction pro-gouvernementale de ces dernières.” (Almeyra, 2006) En outre, comme au Chili ou en Uruguay, il reste en Argentine (dans le Nord, l’Ouest et le Sud) quelques minorités ethniques disséminées. Elles sont loin d’être aussi combattives qu’en Bolivie et (par conséquent) ne semblent pas faire l’objet d’une préoccupation spécifique de la part du gouvernement Kirchner – pas plus d’ailleurs que de ses prédécesseurs.
6. Le projet culturel
Pour développer un pays, il faut investir tellement d’énergie, d’efforts, de sacrifices, qu’il est préférable qu’une majorité des gens y croie : les élites économiques et politiques peuvent difficilement faire leur “bien” malgré eux, contre eux, ni même dans leur indifférence. Il faut un projet crédible, un modèle susceptible de mobiliser les sentiments, auquel les gens puissent s’identifier, duquel ils puissent retirer quelque fierté. Bref, une utopie (au bon sens du terme). A cette fin, on peut ressusciter les utopies d’avant-hier : la religion et les traditions qui en dérivent ; les liens de sang (famille, clan, tribu, ethnie) et de territoire ; on peut ressusciter les utopies d’hier, celles de la modernité : le nationalisme, le communisme, le socialisme, le libéralisme ; mais toutes ont montré leurs limites – et souvent, avec quelles conséquences : elles ont parfois produit du développement, mais elles se sont toujours dégradées en idéologies, servant à justifier les dominants et à abuser les dominés. On peut encore en inventer de nouvelles : l’altermondialisme, les droits de l’homme, de l’individu, l’écologie… L’homme est ainsi fait : il doit croire parce qu’il a besoin de sens. Mais, quand il croit, il a une fâcheuse tendance à vilipender et discriminer ceux qui ne partagent pas sa foi ! Donc…
Donc, Hugo Chavéz, comprenant bien cette exigence, propose à son peuple de croire à la “révolution bolivarienne” et au “socialisme du 21e siècle” : il s’agit d’un mélange de panaméricanisme latin anti-impérialiste et de socialisme d’inspiration castriste (Bolivar + Castro). Cependant, Chávez sait fort bien qu’on ne peut plus reproduire nulle part un régime communiste de type soviétique. Même au nom de l’égalité, on ne peut plus, dans la modernité d’aujourd’hui, mettre la liberté “entre parenthèses” ! Or, le Venezuela, autant que l’Argentine ou les autres pays du Cône sud, est profondément pénétré des cultes de la consommation, de la compétition et de la communication, et de la culture de l’individu, du sujet et de l’acteur. Saint-Upéry note avec justesse la “frénésie consumériste” qui caractérise les Vénézuéliens, surtout, les “nouveaux riches chavistes” : dans les malls de Caracas et… de la Floride  ! (S-U, 105)
Qu’y a-t-il donc de neuf dans le “socialisme du 21e siècle” ? La réponse n’est pas très claire (voir Wilpert, 2007) : on fait la route en marchant, et les belles idées ont bien du mal à se traduire dans des réalités ! Á côté de la réaffirmation forte du rôle d’intervention et d’initiative de l’État, on insiste sur l’importance de la démocratie sociale (autogestion, coopérativisme, entreprises de production sociale, gestion participative dans les conseils communaux), sur la place de la solidarité (dans les politiques sociales internes et dans la coopération avec les autres pays latino-américains). “Il s’agit plutôt d’une forme de socialisme plus libertaire, dans la mesure où il cherche activement la participation citoyenne ainsi que des formes de démocratie directe.” (Wilpert, 2007)
Mais ce “néo-socialisme”, pour se consolider, a besoin de surmonter quelques obstacles importants : “Le principal est probablement la persistance d’une culture de clientélisme. […] De nouvelles formes ont vu le jour. […] Les dirigeants du gouvernement Chávez empêchent souvent les anti-chavistas… d’accéder à des emplois ou à certains services publics.” (Wilpert, 2007) Haro sur les infidèles ! “Le deuxième obstacle interne est le culte latent autour de la personnalité de Chávez et la tendance au Venezuela à la personnalisation de la politique en général. […] Les critiques provenant de ses propres rangs sont très rares et celles de l’extérieur sont très vite discréditées. […] Le troisième obstacle interne est une forte tendance à une direction hiérarchique, de haut en bas, pas seulement de la part de Chávez, mais aussi de la part de tous les fonctionnaires de l’administration publique.” (Wilpert, 2007). On le voit, il est bien difficile de mobiliser les gens dans un grand projet de société sans tomber dans le sectarisme, le dogmatisme, voire le fanatisme.
Evo Morales propose aussi un grand projet de société, semblable par certains aspects à celui de Chávez, mais qui bouleverse plus profondément encore l’ordre séculaire existant. Avec moins de rhétorique médiatique, plus de modestie et de crédibilité, plus de pragmatisme aussi, il projette de construire un “État plurinational et pluriculturel” sur une “économie intégrée”. Voyons ce qu’en dit Alvaro García Linera, viceprésident bolivien et “intellectuel organique” du régime. Trois grands défis doivent être affrontés : construire l’égalité entre les peuples qui composent la nation ; transformer l’économie primaire exportatrice en une économie complexe et flexible, articulée au monde globalisé ; résoudre la question de la distribution territoriale du pouvoir. La Bolivie traîne ces trois problèmes, et les conflits incessants qu’ils ont causés, depuis le début de son histoire : ils doivent être maintenant relevés tous en même temps (2007, 3).
Quant à N. Kirchner, après le fameux cri des citoyens écoeurés par la crise de 2001-2002 – “que se vayan todos !” –, son projet consiste surtout à restaurer l’ordre social et la crédibilité de la politique et de l’État. Il compte pour cela sur un “capitalisme sérieux”, appuyé par quelques restes réchauffés de foi péroniste. Mais son projet reste fondamentalement néolibéral, même s’il est étroitement surveillé par l’État.
7. Les modes d’intervention de l’État
Face aux conséquences souvent désastreuses d’un néolibéralisme sauvage, et sous la pression de mouvements populaires plus ou moins mobilisés, l’État est donc bien “de retour” en Amérique latine – comme d’ailleurs dans bien d’autres nations du monde (notamment en Europe). Cependant, les conditions de ce retour sont différentes dans chaque pays, et dès lors, les modes d’intervention de l’État le sont aussi. Comment pouvons-nous les distinguer ? En évaluant leurs manières de résoudre les contradictions du développement éthique et viable.
Argentine
Sous le régime de N. Kirchner, l’Argentine participe activement aux échanges inter-sociaux, sans trop chercher à imposer aux investisseurs étrangers des conditions nouvelles, plus conformes à l’intérêt national : l’autonomie inter-sociale n’est pas sa préoccupation majeure. Il lui faut, avant tout, relancer la croissance économique pour rattraper le recul catastrophique engendré par la crise et, pour cela, l’Argentine a besoin des investisseurs, qu’ils viennent du dedans ou du dehors. Bien sûr, il faut tout de même les surveiller de près, afin qu’ils tiennent leurs promesses, mais sans remettre en cause les privatisations. Il faut aussi calmer la demande sociale, qui a explosé avec la crise : créer des emplois, contrôler les prix à la consommation, réduire l’indigence et la pauvreté, améliorer le sort de quelques groupes sociaux. Donc, une certaine redistribution s’impose, mais sans risquer de fâcher les classes dominantes (donc, ne pas changer la politique fiscale, ne pas trop laisser monter les salaires, n’étatiser une entreprise que quand c’est inévitable), et sans mettre en péril les finances publiques (distribuer, mais… au comptegoutte)  ! Tout cela nécessite un pouvoir fort, alors que Kirchner n’a été élu que par 23 % d’électeurs fatigués, dans un climat maussade. Ce n’est pourtant pas l’opposition politique, complètement discréditée, qui le tracasse, mais l’agitation sociale. Il faudra donc poser quelques gestes symboliques (sur la question des droits de l’homme) et surtout, s’assurer de l’appui des syndicats péronistes (los gordos de la CGT) et “récupérer” les mouvements sociaux nés de la crise : s’allier avec les plus modérés (las empresas recuperadas), réprimer les plus excités (los piqueteros). Et, si possible, gouverner par décrets : urgence oblige !
Il me semble que l’on peut parler ici – comme au Chili, en Uruguay ou même au Brésil – d’un État régulateur. Il s’agit d’un développement construit sur une combinaison du modèle de la compétition et du modèle social-démocrate. C’est du néolibéralisme, mais tempéré par des programmes sociaux. Il ne s’agit en aucun cas de tuer la “bête” néolibérale, mais de contenir les effets néfastes et de limiter les dégâts qu’elle cause, tout en profitant de son énergie et de sa créativité, et en redistribuant timidement, lentement, une partie des richesses qu’elle engendre. Kirchner n’est donc pas, comme Morales (ou Lula), le porteparole du peuple ; il n’est pas non plus, comme Chávez, le bienfaiteur du peuple : il est l’arbitre (comme Lagos, Bachelet ou Vásquez), celui qui régule le modèle néolibéral, de manière à ce que le gâteau grandisse et qu’il soit raisonnablement partagé.
Venezuela
H. Chavez, au contraire, n’y va pas par quatre chemins avec la classe dominante vénézuélienne et les investisseurs étrangers : il affronte. Mais il peut se le permettre. “Tandis que la plupart des gouvernements de gauche, comme celui de Lula au Brésil, doivent constamment choisir entre poursuivre des politiques progressistes et s’aliéner le capital et donc le bien-être économique, ou encourager l’investissement privé et abandonner les politiques progressistes, le gouvernement de Chávez est, lui, largement délivré de ce dilemme. Les énormes revenus du pétrole permettent au gouvernement d’investir, de poursuivre des politiques fiscales et de régulation progressistes, de dépenser librement, sans avoir à s’inquiéter vraiment de la fuite des capitaux et du désinvestissement.” (Wilpert, 2007). C’est là sa force, mais aussi sa faiblesse. Car ce n’est pas sans raison que le pétrole a été appelé l’ “excrément du diable” ! Trop d’argent facile permet de tout acheter, sans résoudre durablement les problèmes du développement 14. Et ce ne serait pas la première fois que cet excrément empesterait le Venezuela. Sous le régime de l’Action Démocratique, en particulier pendant le premier mandat de Carlos Andrés Pérez, en 1974-1979, les classes riches et moyennes avaient accaparé le gâteau pétrolier, sans états d’âme, très égoïstement. “Depuis bien avant Chávez, le Venezuela est un capitalisme d’État rentier, où le plus gros employeur formel est l’État, et où le secteur privé entretient avec celui-ci des relations de type clientéliste souvent incestueuses.” (S-U, 120) Jusqu’à présent – mais il n’est là que depuis sept ans –, Hugo Chávez n’a pas changé le mode de fonctionnement du pays 15 : il s’est contenté de servir les intérêts d’une autre clientèle. Il est en train d’offrir maintenant aux classes populaires l’occasion de prendre leur part. Mais cela va-t-il résoudre durablement la question du développement ?
“Il semblerait que, pour l’instant, la ‘révolution bolivarienne’ offre aux secteurs populaires plus de ‘reconnaissance’, certes assortie de toute une gamme de programmes d’urgence, que de réelle ‘redistribution’. […] Pour des millions de Vénézuéliens déshérités, les missions bolivariennes signifient que l’État les prend enfin en compte et les soustrait à l’invisibilité sociale.” (S-U, 109) Mais, la recette n’est pas exempte d’effets pervers ! Vendre du pétrole, servir sa clientèle et se faire réélire, c’est trop facile et surtout, cela encourage les citoyens à s’installer dans le rôle de clients de l’État, sans souci d’efficacité ni de rentabilité : c’est le cas de beaucoup d’employés du secteur public et des travailleurs du secteur de l’économie sociale (les coopératives), sans compter les assistés. En outre, tant que la clientèle est satisfaite – mais attention quand elle ne le sera plus ! –, elle n’est pas très regardante et elle laisse faire la dérive autoritaire : les masses ont davantage besoin de bien-être matériel et social que de démocratie (et d’écologie) ! Enfin, le résultat de tout cela, c’est que la corruption s’installe, gangrène tout le système, et que les privilèges et les inégalités sociales se reproduisent alors au sein même de la clientèle : ce qui sonne, infailliblement, le glas du régime !
Bien sûr, beaucoup de projets sont en cours, qui doivent corriger toutes ces tendances : assurer une meilleure diversification des exportations, une plus grande substitution des importations, notamment alimentaires, et “faire grandir le gâteau”. Par ailleurs, le projet de socialisme bolivarien cherche bien à limiter la dérive autoritaire, à renforcer la démocratie politique et sociale et à limiter le sectarisme “chaviste”. Nous en attendons les résultats avec espoir.
Pour aujourd’hui, le “chavisme” nous apparaît, comme un processus de développement construit sur une combinaison sui generis entre un modèle de la compétition et un modèle de la révolution. Mais il reste un modèle fragile des points de vue économique (on ne prépare pas l’avenir d’un pays en se contentant de vendre ses ressources), démocratique (la dérive autoritaire accompagne le clientélisme), et même, à moyen terme, social (on fabrique des assistés) – sans parler d’écologie !
Bref, le mode d’intervention spécifique du « chavisme » est celui d’un État clientéliste : il cherche bien une alternative au néolibéralisme, par des voies anciennes (les nationalisations) et nouvelles (l’économie sociale solidaire), mais il prétend l’inventer “par le haut” : l’État se dote d’une clientèle, fidélisée par la distribution de la rente pétrolière, qui confirme le mandat de son Président à chaque élection ; celui-ci étend ainsi son pouvoir sur tous les appareils de l’État et oriente le développement à partir de cette position de pouvoir. Cela durera tant qu’il contrôlera et qu’on lui achètera son pétrole… !
Bolivie
Sur le plan économique, la politique d’E. Morales ressemble fort à celle de H. Chávez. Et elle présente aussi les mêmes dangers, la même fragilité du point de vue du développement viable. Cependant, en Bolivie, les urgences sont ailleurs : il faut d’abord instaurer un nouvel ordre politique (la répartition territoriale du pouvoir) et restaurer le contrat social (l’égalité entre les peuples).
Le gouvernement prétend instituer un type de contrat social qui reconnaisse une autonomie relative de décision à des régions (les départements) et des communautés (les ethnies) sur un même territoire. 16 On imagine sans peine combien de temps – et de conflits, de négociations, de compromis – il faudra pour établir en Bolivie, sur un territoire immense comportant de nombreuses identités ethniques métissées, une nouvelle coexistence pluriculturelle et plurirégionale, plus ou moins pacifique. Toute l’originalité du projet, mais aussi toute sa fragilité, se situent dans cette tentative périlleuse, si délicate que n’importe quel groupe armé pourrait la faire péricliter.
En outre, ce projet est construit par un État qui prétend mettre en place une alternative au néolibéralisme : une intégration, sous contrôle de l’État, de l’économie traditionnelle pré-moderne, du capitalisme privé (national et étranger) et de l’économie étatique. Projet utopique, sans doute – et c’est en cela qu’il est intéressant – qui, s’il réussissait, apporterait une vraie nouveauté dans les politiques de développement. Enfin, un tel projet n’est réalisable qu’avec l’appui des masses populaires, et en particulier des peuples autochtones qui soutiennent le MAS et le gouvernement d’Evo Morales.
Considérant aujourd’hui l’ensemble du projet – mais ce n’est encore qu’un projet, entrepris depuis deux ans seulement ! – il semble que le mode spécifique d’intervention soit ici celui d’un État intégrateur. Le modèle d’Evo Morales me paraît être la première tentative d’un État latino-américain de s’inspirer du modèle de l’identité culturelle, en le combinant avec le modèle social-démocrate – et donc d’échapper, au moins en partie, aux quatre modèles ethnocentristes qui ont été essayés depuis un demisiècle.
Conclusion
Pendant tout le 20e siècle, et surtout durant la seconde moitié, les nations latino-américaines ont tenté de se développer. Tous les pays ont essayé : même les plus petits d’entre eux (ceux d’Amérique centrale et des Caraïbes) ont eu, un jour ou l’autre, l’espoir d’y parvenir. Entendez par là que, dans chacun des vingt-deux pays qui composent l’Amérique latine, il s’est trouvé, à un ou à plusieurs moments de son histoire, des acteurs (politiques, sociaux et économiques) porteurs d’un projet de développement, s’emparant des rênes de l’État, et s’efforçant de le réaliser. Chaque essai a éveillé des espérances. Quelques progrès ont été faits, quelques traces sont restées de toutes ces tentatives, menées par différentes voies, que nous avons tenté d’inventorier ici. Pourtant, aujourd’hui, les PIB des pays les plus riches de l’Amérique latine (ceux du Cône sud) n’atteignent pas le quart de ceux des pays industrialisés du Nord. Comment expliquer cela ?
Si l’on s’attache à examiner en détail l’histoire concrète de chaque cas, de chaque essai particulier, on s’aperçoit que, quelle que soit la voie choisie, l’acteur porteur d’un projet de développement, ayant pris le contrôle du gouvernement, s’est heurté à d’autres acteurs qui ont tenté de le détourner, de le saboter, de le corrompre, de l’arrêter, et ont fini par l’empêcher, soit par la force, soit par la ruse, d’arriver à ses fins. Ces autres acteurs étaient toujours à la fois internes et externes : des forces politiques, économiques ou sociales, qui n’avaient, à court terme, aucun intérêt à voir réussir la tentative entreprise, par la voie choisie. Les intérêts particuliers ont toujours fini, tôt ou tard, par triompher de l’intérêt général. Malgré les beaux discours généralisés, les “acteurs d’anti-développement” se sont révélés, à chaque fois, plus puissants que les acteurs de développement, au point d’édulcorer, d’affaiblir, d’éliminer le projet en cours.
S’il en est ainsi, que restera-t-il, dans cinq ou dix ans, des tentatives de Fidel Castro, d’Hugo Chávez, d’Inacio Lula, de Nestor Kirchner, d’Evo Morales, de Tabaré Vasquez, de Michelle Bachelet, de Rafaél Corréa, de Daniel Ortega ou d’autres à venir ?
Autrement dit, contrairement à ce qu’en disent les théoriciens, le développement ne serait pas d’abord une affaire de mentalité culturelle (théorie de la modernisation), ou de domination impérialiste (théorie de la révolution), ou d’excès néfaste d’intervention étatique (théorie de la compétition), ou d’insuffisance de démocratie politique et sociale (théorie de la démocratie), ou d’inadéquation de ces modèles aux identités culturelles (théorie de l’identité). Tous ces obstacles-là sont bien réels, mais un acteur politique et économique décidé à les surmonter peut y parvenir avec l’appui des peuples, qui ne demandent qu’à améliorer leurs conditions matérielles et sociales de vie. Le problème majeur n’est donc pas là où les sociologues et économistes ont l’habitude de le situer. Il est dans les rapports de force entre les acteurs qui veulent le développement d’une nation et ceux qui n’en veulent pas (pas du tout, ou pas selon telle ou telle voie). Que faire alors ?
Il me semble que l’histoire concrète du développement nous enseigne que les tentatives qui réussissent le mieux (et qui durent le plus longtemps) sont celles qui reposent sur une alliance conflictuelle entre une élite politique et économique porteuse d’un projet de développement et les mouvements sociaux organisés des classes populaires : la première prend le contrôle de l’État et met en oeuvre son projet ; les seconds l’appuient, l’aident à se défendre contre le sabotage interne et externe, mais aussi la contrôlent avec vigilance, pour l’empêcher de dériver, de profiter du pouvoir et de trahir.
Cette alliance-là paraît féconde, car elle met en branle un cercle vertueux. Mais elle est très fragile et le cercle peut redevenir vicieux pour plusieurs raisons : je me limiterai à en souligner deux, essentielles.
  • L’élite s’efforce presque toujours d’échapper au contrôle des mouvements sociaux (et pour cela elle les achète, les récupère, les corrompt, les réprime) et, si elle y parvient, le plus souvent, elle se corrompt elle-même ; et de son projet, elle finit par ne plus conserver que la rhétorique ;
  • Les mouvements sociaux tendent presque toujours à s’endormir s’ils sont repus ou, au contraire, à s’exalter s’ils sont déçus : ils sont soit trop insouciants, soit trop impatients. Insouciants, ils laissent l’élite échapper à leur contrôle ; impatients, ils la débordent et, en exigeant tout et tout de suite, ils l’affaiblissent, la divisent (entre radicaux et modérés) et l’empêchent de gouverner.
Cette alliance vertueuse, mais délicate, peut, en principe, se produire dans n’importe lequel des cinq modèles de développement dont il a été question ici. Cependant, il me semble clair qu’elle sera nettement plus fragile dans deux d’entre eux : le modèle révolutionnaire et le modèle néolibéral. Dans le premier, en effet, l’élite instaure un parti unique qui soumet les mouvements sociaux à son contrôle. Quant au second, il repose explicitement sur la croyance perverse qu’il n’est pas nécessaire de contrôler les élites, puisqu’en poursuivant leurs intérêts particuliers, elles sont censées faire l’intérêt général.
J’exprime donc une nette préférence pour les modèles de la démocratie et de l’identité culturelle. C’est pourquoi j’ai tant espéré, hier, du projet de Salvador Allende au Chili, et j’attends tellement, aujourd’hui, du modèle d’Evo Morales en Bolivie. Je souhaite au second un destin meilleur que celui qu’a connu le premier !
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