par Guy Bajoit
1er mai 2008
Introduction : la
question et la grille d’analyse
Du point de vue des tentatives de développement, l’Amérique latine
occupe une place singulière. Les décolonisations, en effet, se sont produites
au début du 19e siècle (entre 1810 et 1835), ce qui explique que les États
latino-américains aient entrepris leur vie relativement autonomes, un siècle et
demi plus tôt que la plupart de ceux d’Asie, d’Afrique et du Monde arabe. Les
premières tentatives d’industrialisation sont donc apparues déjà vers la fin du
19e siècle ou au début du 20e, dans les pays du Cône sud (Argentine, Chili,
Uruguay, Paraguay), mais aussi au Mexique (notamment avec Cárdenas) et au
Brésil (avec Vargas).
Cependant, le véritable démarrage des politiques d’industrialisation se
situe après la seconde Guerre mondiale et se limite d’abord à quelques pays,
même si presque tous s’y sont essayés. Bien entendu, les résultats de ces
tentatives ont été très différents d’un pays à l’autre.
La question posée ici est la suivante : quels ont été les modèles
de développement qui ont inspiré ces tentatives ? Par modèle de
développement, j’entends : un projet politique, économique et social, qui
se traduit dans une idéologie, porté par un acteur-pilote, qui entraîne dans
son sillage, de gré ou de force, l’ensemble d’une nation.
Pour répondre à cette question, je fais ici l’hypothèse que les modèles
concrets, appliqués sur les terrains nationaux latino-américains, ont été des
combinaisons à doses variables – donc plus ou moins pures – de quatre grands
modèles typiques, qui ont été inventés et appliqués par les pays industrialisés
d’Europe et d’Amérique du Nord, qui leur ont servi à promouvoir leur propre
développement industriel, et qui, au moment de la décolonisation, ont été
“exportés” vers les pays du Sud. Même si je me limite ici à l’Amérique latine
pendant la seconde moitié du 20e siècle, ces mêmes modèles ont servi aussi sous
d’autres cieux : en Afrique, dans le Monde arabe et en Asie.
Qui ?
Comment ?
|
L’État
|
La société civile
|
Voie capitaliste (Accumulation de richesses)
|
MODERNISATION
État et bourgeoisie
nationale Modèle nationaliste (France, Allemagne…)
|
COMPÉTITION Élites néolibérales Modèle libéral (Grande-Bretagne, USA)
|
Voie socialiste (Satisfaction des besoins)
|
RÉVOLUTION
Dirigeants
révolutionnaires
Modèle communiste
(URSS)
|
DÉMOCRATIE
Mouvements sociaux
Modèle social-démocrate
(Pays scandinaves)
|
Chacun de ces modèles répond à une conception du développement, ou plus
précisément, à une explication spécifique des causes du sousdéveloppement. On
peut penser en effet que l’obstacle principal, celui qui freine ou empêche,
d’une manière décisive, le processus de développement, est :
- d’ordre culturel : la mentalité
traditionnelle de la population et de ses dirigeants bloquerait
l’expansion des valeurs culturelles et des innovations technologiques
modernes, sans lesquelles le développement est impossible ; donc, si
l’on veut développer, il faut promouvoir la modernisation culturelle et
technique ;
- d’ordre politique : des États et des
entreprises étrangères impérialistes se livreraient, avec la complicité
interne de classes dominantes parasitaires, à un pillage systématique des
richesses économiques des nations du Sud ; donc il faut faire la
révolution politique nationale et sociale ;
- d’ordre économique : l’État, ses
dirigeants et leurs partis, avec leur logique politique, clientéliste et
bureaucratique, empêcheraient le bon fonctionnement de la rationalité
économique ; donc, il faut privatiser et laisser faire les lois du
marché ;
- d’ordre social : l’insuffisance ou
l’absence de démocratie politique et sociale (les dictatures, les partis
uniques, les fausses démocraties, la répression des conflits) rendrait
difficile ou impossible le contrôle démocratique des dirigeants
économiques et politiques, ce qui leur permettrait de faire des richesses
produites un usage contraire au développement : donc, il faut démocratiser
la vie sociale et politique.
Quatre grandes politiques de développement (comment ?) sont donc
préconisées par ces théories : promouvoir la culture moderne, récupérer le
contrôle des ressources nationales, obéir à la rationalité du marché et
instaurer une démocratie politique et sociale. Et quatre grands acteurs-pilotes
sont susceptibles de réaliser ces projets (qui ?) : les élites
modernisatrices, révolutionnaires, innovatrices et socio-démocratiques.
De l’État au marché
1. La première vague : modernisation et
révolution
Jusque dans les années soixante-dix, les acteurs (et leurs conseillers,
économistes ou sociologues) ont considéré que le moteur central du
développement devait être l’État et que celui-ci devait s’appuyer, pour mener à
bien sa politique, soit sur une bourgeoisie nationale, qu’il fallait aider à se
consolider, soit les classes populaires (paysans, ouvriers, classe moyenne
pauvre…), qu’il fallait mobiliser et dont il fallait satisfaire les besoins.
Les tentatives de développement ont choisi entre, ou combiné à doses variables,
le modèle de la modernisation et celui de la révolution.
Le modèle modernisateur
Le modèle modernisateur repose sur deux politiques essentielles :
moderniser l’agriculture par la réforme agraire et entreprendre
l’industrialisation par une politique de substitution des importations. La
CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) s’est inspirée largement
de ces deux idées, défendues par le célèbre économiste argentin, Raul Prebish.
Les expériences les plus proches de ce modèle modernisateur (même si, par
certains aspects, elles obéissaient aussi, secondairement, à des impératifs révolutionnaires)
me semblent avoir été : l’Argentine (avec Perón, 1946-1955) ; le
Chili (avec Alessandri, 1958- 1964, puis Frei, 1964-1970) ; la Bolivie
(avec le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire de Paz Estensorro et Siles
Suazo, 1952-1964) ; le Brésil (avec Kubitschek, 1955-60, puis Goulart,
1961-1964) ; le Venezuela (avec Betancourt, 1959-1964 et plus tard pendant
le mandat de Carlos Andrés Perez, 1974-1979).
Ces idées étaient, bien entendu, tout à fait contraires aux intérêts des
vieilles oligarchies latifundistes et minières (exportatrices de biens
agricoles, d’élevage ou de minerais) qui, par conséquent, les combattaient en
essayant de conserver leur emprise sur les appareils des États, sur les
Parlements et en ayant recours aux forces armées. Elles n’ont donc pu s’imposer
que là où cette emprise avait déjà été affaiblie au cours des décennies
antérieures ; c’est pourquoi plusieurs pays n’ont pu tenter de les
appliquer que bien plus tard (Pérou, Amérique centrale) ou même pas du tout
(Haïti).
Ce modèle s’est heurté à d’importantes difficultés, internes et
externes, d’application concrète :
- la réforme agraire et la substitution des
importations sont des politiques très coûteuses en équipements
industriels ; pour se procurer ces équipements, il faut des devises
et pour en avoir, il faut exporter ; les oligarchies nationales et
les acheteurs de matières premières sur les marchés internationaux sont,
dès lors, des acteurs décisifs pour la réussite d’un tel projet : or,
la division internationale du travail jouant en faveur des États
impérialistes, ceux-ci n’ont aucun intérêt à voir les pays du Sud
s’industrialiser et il leur est relativement facile de saboter le
processus ;
- les forces politiques modernisatrices étaient
le plus souvent arrivées au gouvernement suite à des mobilisations de
masse qui avaient soulevé un immense espoir ; une fois au pouvoir,
elles ont dû affronter des revendications importantes et, pour conserver
le soutien populaire, satisfaire la demande sociale (au moins une partie),
en pratiquant des politiques populistes : les caisses de l’État n’ont
pas résisté longtemps à la charge ;
- les bourgeoisies nationales, souvent
embryonnaires, étaient supposées partager avec l’État l’initiative du
projet d’industrialisation et en prendre le relais le plus rapidement
possible ; or, le plus souvent, elles ont choisi de faire de la
spéculation financière et immobilière plutôt que d’investir leurs capitaux
dans un véritable programme d’industrialisation ;
- les entreprises publiques, qui furent créées à
la fois pour administrer les biens nationalisés (les terres, les mines) et
pour suppléer la carence de la bourgeoisie privée, se sont rapidement
transformées en bureaucraties pesantes, inefficaces, corrompues et surtout
déficitaires ;
- toutes ces difficultés mises ensemble ont
engendré souvent des crises inflationnistes difficilement
surmontables ;
- la place centrale de l’État dans le processus
et le manque de contrôle démocratique ont souvent engendré de grandes
inégalités sociales, de la corruption et de la répression ; et,
derrière les partis, l’armée attendait l’occasion d’intervenir.
Si bien – ou si mal ! – que le modèle s’est peu à peu essoufflé et
que ses résultats n’ont pas été aussi spectaculaires que prévus.
Le modèle révolutionnaire
Il est difficile d’énoncer les conditions qui favorisent les ruptures
révolutionnaires, car les situations nationales sont très différentes les unes
des autres, et la question est d’une extrême complexité. Les cas
latino-américains dont nous allons parler sont : Cuba (avec Castro, depuis
1959), le Pérou (avec Velasco, 1968-1975), le Chili (avec Allende, 1970-1973),
et plus tard, le Nicaragua (avec le FSLN, 1979-1990). Dans certains cas (Cuba,
Nicaragua), la cause principale de la rupture semble bien avoir été la résistance
excessive à la modernisation, d’une vieille aristocratie conservatrice, butée,
arrogante et inefficace, qui rejetait toute concession, négociation ou réforme
et qui refusait de céder sa place à une bourgeoisie nationale naissante. Mais
le contexte peut être très différent : au Pérou, c’est une fraction
progressiste de l’armée (comme avec Nasser en Égypte) qui prend le pouvoir par
un coup d’État ; au Chili, c’est l’espoir de voir s’améliorer les
conditions matérielles et sociales de vie – espoir éveillé, puis déçu par les
gouvernements modernisateurs précédents –, qui permet de comprendre le succès
électoral de l’Unité Populaire.
Le modèle révolutionnaire typique, “chimiquement pur”, fut celui de
Cuba, plus communiste que les Soviets ! Dans les trois autres cas, en
effet, les caractéristiques du projet révolutionnaire furent combinées avec
celles du modèle modernisateur (surtout dans le cas du Pérou) et avec celles du
modèle démocratique (surtout dans le cas du Chili et même dans celui du
Nicaragua).
Rappelons, si besoin est, que la politique du gouvernement
révolutionnaire repose sur deux piliers centraux : un parti unique
contrôlant l’État et, par lui, toute la vie économique et sociale ; un
développement visant à améliorer les conditions de vie des classes populaires.
Ainsi, à Cuba, jusqu’au moment des réformes du début des années quatre-vingt-
dix, l’État était le seul employeur de toute la population active. Et, en
trente ans, parmi tous les pays latino-américains, le pays est passé de la
dernière place (partagée avec Saint-Domingue et Haïti) à la première ou la
seconde (partagée avec l’Argentine ou l’Uruguay), sur tous les indicateurs de
la qualité de la vie : revenus, éducation, santé, logement… La mise en
pratique d’un tel modèle s’est heurtée pourtant à d’importantes et périlleuses
difficultés.
- Les États impérialistes ne se laissent pas
faire : ils cherchent par tous les moyens (idéologiques, politiques,
économiques et militaires) à déstabiliser les régimes révolutionnaires. Ce
fut le cas notamment à Cuba, notamment par l’embargo imposé par les
États-Unis. Une des raisons – peut-être la plus importante – qui explique
le succès et la longévité du modèle cubain est l’aide de l’URSS, dont il
bénéficiait évidemment à cause de sa situation géopolitique et dont on
peut penser qu’il n’aurait jamais joui s’il n’avait pas constitué, en
pleine guerre froide, une vitrine provocante du communisme, à quelques
miles des côtes des USA. Mais les Nicaraguayens, en période de détente,
n’ont pas eu cette chance et Reagan a financé ouvertement les forces
contre-révolutionnaires, qui ont contribué à faire échouer l’expérience
socialiste. Il en alla de même pour les Chiliens, dont l’Unité populaire
fut renversée par un coup d’État militaire financé par les États-Unis.
- L’aide (technique, financière, militaire…) des
“nouveaux amis” du régime révolutionnaire – en l’occurrence l’URSS –, même
si elle a été décisive, ne favorisait pas non plus l’industrialisation. Le
cas cubain est encore exemplaire : d’une part, l’URSS avait trop
besoin de Cuba pour voir ce pays échapper à son contrôle en le laissant
s’industrialiser (et, de fait, Cuba était et est resté dépendant de ses
exportations de sucre) et d’autre part, l’excès d’aide soviétique a plutôt
découragé les efforts de diversification industrielle : il est trop
facile de continuer à vendre des matières premières abondantes pour se
procurer des devises (trop d’argent facile nuit au développement, comme on
a pu le constater aussi ailleurs : en Espagne et au Portugal, dans
certains pays pétroliers…). Et, quand l’aide extérieure s’arrête, ou quand
les ressources exportables s’épuisent, le pays se retrouve nez à nez avec
son sous-développement, après avoir perdu une chance historique unique
d’en sortir !
- La révolution est généralement faite par une
alliance de partis, qui s’unissent pour prendre le pouvoir (que ce soit
par les armes comme à Cuba ou au Nicaragua ou par des élections comme au
Chili), mais qui se divisent une fois qu’ils doivent l’exercer. La
division sépare le plus souvent les radicaux et les modérés, les “vrais”
révolutionnaires des “simples” modernisateurs. Quand cette division ne se
résout pas par la force (l’élimination de l’un ou de l’autre parti et
l’instauration d’un régime de parti unique appuyé sur l’armée : Cuba),
elle peut paralyser l’action du gouvernement (Chili) : le Parlement
bloque les réformes, les problèmes ne sont pas résolus, et l’opinion
publique, qui avait beaucoup espéré, perd patience et se retourne contre
les dirigeants politiques.
- Les tentatives révolutionnaires se heurtent
toujours à une opposition intérieure résolue à les faire échouer et,
souvent, par n’importe quel moyen. Pour résoudre ce problème, Cuba a
expulsé des centaines de milliers d’opposants, qui se sont efforcés de
perturber le régime de l’extérieur, depuis la Floride. Quant à l’Unité
populaire chilienne, elle a été combattue par le parti national (la
droite), puis abandonnée par la démocratie chrétienne (le centre), et
l’armée est intervenue par un coup d’État militaire (Pinochet) ; les
militaires progressistes péruviens (Velasco), dont les réformes furent
sabotées et peu efficaces, se sont vus débouter par un coup d’État donné
par l’armée (Morales Bermudez) ; le Front sandiniste nicaraguayen,
paralysé par toutes ces difficultés réunies, a fini par perdre les
élections (en 1990).
- L’excessive volonté d’égalité, dont font
preuve certains régimes socialistes, a souvent des effets pervers. A force
de supprimer tous les stimulants matériels – au nom de la solidarité
socialiste et d’idéal révolutionnaire de l’ “homme nouveau” –, ils
finissent par user l’enthousiasme, décourager l’initiative, la volonté de
travail et même l’honnêteté de leurs militants et des classes populaires
elles-mêmes. A ne pas vouloir prendre l’homme comme il est, ils obtiennent
le contraire de ce qu’ils cherchent : des citoyens passifs, qui
attendent tout de leur État et ne prennent plus d’initiatives. Ils se
trouvent alors contraints, soit de recourir à la force (la chasse aux
sorcières), soit de réintroduire les stimulants matériels, soit encore,
comme à Cuba, d’opérer des réformes qui réinstaurent le profit privé dans
l’artisanat, le petit commerce et l’agriculture.
- Toute pousse donc les régimes révolutionnaires
à utiliser la force pour résoudre leurs problèmes, donc à renier la
démocratie. A terme, cette absence de tout contrôle démocratique finit par
corrompre le pouvoir de l’intérieur. De la révolution, les dirigeants ne
conservent plus alors que le discours, que la rhétorique, mais, dans les
faits, ils rétablissent des inégalités et des privilèges, … ce qui les
oblige à recourir de plus en plus à la répression pour rester au
pouvoir ! Bref, le modèle révolutionnaire est au moins aussi
difficile à appliquer que le modèle modernisateur et ses résultats ne
sont, hélas, pas plus convaincants.
2. La grande mutation
Pour comprendre comment ont évolué les modèles de développement en
Amérique latine – et ailleurs ! –, il est indispensable de faire un détour
par les grandes transformations qui, depuis le début des années soixante-dix,
ont marqué l’histoire des pays industrialisés du Nord. Ces changements, fort
complexes, se situent dans plusieurs domaines : technologique, économique,
international, politique, social, écologique et culturel. Ces sept champs sont,
certes, très imbriqués les uns dans les autres, très interdépendants, mais ils
sont aussi relativement autonomes. Rappelons, aussi brièvement que possible,
ces événements majeurs.
La troisième révolution technologique, à partir de 1975 environ, marque
le passage à la société de communication et d’information. Dans les sociétés
capitalistes d’aujourd’hui, ce qui est stratégique pour rester aux commandes du
développement économique, c’est de savoir maintenir le contrôle des NTIC. Pour
rappel, la première, qui accompagna les débuts de l’ère industrielle, fut celle
des machines à vapeur et la seconde, celle de l’électricité et des moteurs à
explosion. Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
En bouleversant les rapports sociaux de production et en démultipliant
la productivité du travail, cette révolution technologique a engendré la crise
du capitalisme industriel national (vers 1975-1985) et le déchaînement d’un
modèle néolibéral triomphant, prônant la généralisation de la société de
compétition, de consommation et de communication.
- Mutation de l’ordre international
L’effondrement (pour les raisons que je viens de citer, mais aussi pour
des raisons internes) du modèle soviétique (vers 1985-1989) a redistribué les cartes
de l’hégémonie au niveau mondial, entre les mains des trois pôles capitalistes
principaux (USA, Union Européenne, Japon).
Par la suite (à partir de 1990-1995 environ) la nouvelle “division
internationale du travail” a déplacé vers certains pays de l’Est (Russie) et du
Sud (Chine, Inde, Corée du Sud, Taiwan…), des activités industrielles,
jusqu’ici réservées aux pays du Nord occidental. Une partie importante du
“second” et du “tiers” monde est ainsi en train de retrouver, ou de trouver
enfin, le chemin de l’industrialisation, par la voie du capitalisme industriel.
Une véritable mutation de l’impérialisme est en cours, toujours sous
l’hégémonie – même si celle-ci est parfois menacée et incertaine –, du
“premier” monde, entré dans l’ère postindustrielle et s’efforçant de conserver
son contrôle sur les innovations technologiques, les investissements, le
commerce et les finances mondiales.
Avec l’accord des nations (celles du G8 et quelques autres) ou même sans
leur accord (une partie des autres), de puissantes organisations
supranationales (BM, FMI, OMC, OCDE…) cherchent à imposer partout ce nouvel
ordre mondial (mondialisation). Sans disposer encore de la contrainte physique,
celles-ci sont déjà capables, juridiquement et politiquement, de soumettre à
leur volonté les gouvernements nationaux et les unions régionales. On peut dire
que ces organisations constituent aujourd’hui, avec les grandes entreprises
capitalistes multinationales, industrielles et financières, la nouvelle classe
dirigeante et dominante, la nouvelle droite mondialisée.
La nation, comme base territoriale d’existence des collectivités
humaines, si elle n’est pas encore dépassée, est, au moins, en voie de dépas14
sement : les États nationaux sont désormais tenus par les innombrables
conventions et engagements internationaux qu’ils ont signés. Ils se sont mis,
progressivement, par conviction ou par contrainte, au service de ce grand
projet technologique, économique et international. Au nom de la concurrence
“loyale”, ils doivent cesser d’aider leurs entreprises, laisser les plus
faibles se faire phagocyter par les plus grosses, sur le grand marché
mondial ; au nom des exigences de la compétitivité, ils doivent
“dégraisser” les appareils d’État, ouvrir leurs frontières aux investisseurs
étrangers, appliquer des “ajustements structurels”.
Du coup, le “vieil” État Providence est devenu à la fois trop cher (en
impôts et en charges salariales) et inadapté au projet en question (il
fabriquerait des “assistés”). Contre la faible résistance d’un mouvement
ouvrier et socialiste en déclin, l’État libéral laisse pénétrer – ou favorise
activement la pénétration de – la loi du marché dans le secteur public : toute
entreprise (celles des communications, notamment) ou tout service public
(l’éducation, la santé, la sécurité sociale, les politiques sociales…)
susceptible d’être rentable est menacé d’être, ou est livré au marché
(privatisations ou “consolidations stratégiques”). Ceux qui se font exclure par
le fonctionnement du système sont invités à s’activer (se responsabiliser,
redevenir autonomes) pour se réintégrer au marché du travail.
Une prise de conscience rapide de la question écologique se développe,
alors que nous commençons à voir les conséquences d’une logique économique et
technologique dérégulée, “folle”, qui épuise les ressources naturelles
non-renouvelables et qui réchauffe la planète. Tout le monde commence à
expérimenter aujourd’hui – quand il est peutêtre déjà trop tard – des prévisions
alarmantes qui, pourtant, ont été annoncées depuis fort longtemps (par exemple
par le Club de Rome dès 1972). Hélas, les humains semblent incapables de
renoncer à leurs intérêts particuliers tant qu’ils n’y sont pas contraints.
Ces évolutions et ces réformes engendrent – et, en même temps, sont
engendrées par – une véritable “révolution culturelle” en cours depuis quelques
décennies. Le “vieux” modèle culturel de la modernité rationaliste, fondé sur
les croyances au progrès, à la raison, au devoir, à l’égalité, à la nation…,
est en train de céder rapidement sa place à un nouveau, celui d’une modernité
subjectiviste, fondé sur trois croyances au moins : en la nécessité d’une
nouvelle harmonie de nos rapports avec la nature ; en une nouvelle
conception de la citoyenneté politique ; et au droit de chaque individu de
disposer des moyens de son épanouissement personnel. Tous les enjeux
d’aujourd’hui font intervenir ces trois questions : l’écologie, la
citoyenneté et les droits de l’individu (les droits de l’homme en général et,
en particulier, ceux des travailleurs, des consommateurs, des usagers, des
femmes, des enfants, ceux de toutes les minorités ou des groupes minorisés,
etc.).
Dès le commencement de cette grande mutation, une nouvelle conception du
développement s’est imposée dans la plupart des pays latino-américains – comme
ce fut le cas aussi en Europe, et dans d’autres pays d’Afrique, d’Asie et du
Monde arabe –, ouvrant ainsi une seconde étape de la période étudiée ici. Les
modèles antérieurs ne disparaissent pas pour autant, mais ils ont perdu une
grande partie de leur crédibilité.
3. La deuxième vague : le modèle du
néolibéralisme sauvage
Cette “nouvelle” conception – qui n’est d’ailleurs pas si neuve ! –
est le modèle néolibéral, celui qui considère que l’État n’est pas capable
d’être l’acteur central du développement et qu’il vaut mieux se fier au marché
– donc à ses lois : la libre compétition et la libre circulation des
biens, des services et des capitaux. Ce modèle, inspiré de la conception
monétariste de l’économiste Milton Friedmann, a d’abord été imposé, à
l’instigation des États-Unis et des grandes organisations internationales (FMI,
BM, OMC), à des pays soumis à des régimes dictatoriaux ; mais les
gouvernements, plus ou moins démocratiques, qui les ont suivis, l’ont conservé
et appliqué avec plus de rigueur encore ; d’autres pays l’ont adopté
ensuite, et il s’est pratiquement généralisé à l’ensemble de sous-continent
latino-américain.
Les grands principes de ce modèle de la compétition sont bien connus
sous le nom d’ajustements structurels : rationalisation de l’État
(austérité budgétaire, responsabilisation des individus face à leurs
choix) ; privatisation de tout ce qui, dans le secteur public, peut être
rentable (les ressources stratégiques, les communications, l’éducation, la
santé, les pensions de retraite…) ; engagements dans des traités de
libre-échange (réduction taxes douanières et du contrôle des changes,
participation à l’ALENA et au Mercosur…) ; accueil des investissements
étrangers (notamment les maquiladoras) ; rééquilibrage de la balance
commerciale (croissance des exportations, limitations des importations) et de
la balance des paiements (renégociation des dettes externes), lutte contre
l’inflation.
La plupart des pays latino-américains ont dû et ont essayé d’appliquer
ce modèle – ce remède de cheval ! Et il n’est sans doute pas inutile de
faire remarquer que le néolibéralisme a été adopté aussi bien par des civils
que par des militaires, aussi bien par des politiciens de droite que du centre,
et même de centre-gauche.
Les exemples les plus significatifs me paraissent être les
suivants :
- En Uruguay, le modèle fut adopté d’abord par
le régime militaire (sous le général Alvarez en 1981), mais il fut
conservé, après le retour de la démocratie (en 1985) par les partis de
droite (Sanguinetti du parti Colorado et Lacalle du parti Blanco). En
1990, alors qu’il renégociait sa dette externe auprès des banques et
obtenait un crédit standby auprès du FMI, le gouvernement entreprit un
vaste programme de privatisations. Ensuite, la fonction publique (dans un
pays où 20 % des actifs étaient fonctionnaires) et la sécurité
sociale (acquise sous le populisme, entre les deux guerres mondiales)
furent rationnalisées. Et en 1991, l’Uruguay entra dans le Mercosur (avec
le Brésil, l’Argentine et le Paraguay).
- Au Chili, les “chicago’s boys” imposèrent
leurs vues néolibérales, à partir de 1983, à l’ombre de la dictature de
Pinochet. Ils rationalisèrent et décentralisèrent la fonction publique et,
tout en conservant des services publics, ils privatisèrent l’éducation, la
santé et la sécurité sociale. Comme en Uruguay, le modèle fut
soigneusement conservé, après 1990, par les partis du centre-gauche
formant la Concertación. Le Chili devint membre associé du Mercosur et
membre de l’APEC (Asia Pacific Economic Corporation) en 1996 et, plus tard,
il signa plusieurs traités de libre commerce (TLC) : avec le Canada,
le Japon, la Chine, les USA.
- Au Mexique, l’effondrement du prix du pétrole
(qui est passé de 25,33 dollars le baril en 1985 à 8,25 en 1986) avait
provoqué une crise financière très grave. Avec l’élection, en 1988, du
candidat du PRI (parti révolutionnaire institutionnel), Salinas de Gotari,
suivi, en 1994, de celle de Zedillo (du même parti), le Mexique rejoignit
l’OCDE et entra dans l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) en
1994. Une vaste campagne de privatisation fit passer, en dix ans
(1984-1994), de 1.200 à 200 le nombre d’entreprises publiques. On assista,
en même temps, à l’expansion des maquiladoras (entreprises étrangères,
surtout des USA, qui utilisent la main-d’oeuvre mexicaine à bon compte).
L’an 2000 sonna le glas de l’hégémonie du PRI (Parti révolutionnaire
institutionnel, au pouvoir depuis 1929), après des réformes exigées par la
PAN (la droite libérale) et le PRD (le centre social-démocrate), et la
présidence de la République revint à Fox Quesada, candidat du PAN.
- En Argentine, après la débâcle des Malouines
(1982), l’armée, au pouvoir depuis 1976, dut se retirer et le pays en
revint à une démocratie limitée (en 1983), sous la présidence d’Alfonsín
(de l’Union civique radicale). Mais, le pays continua à s’enfoncer dans la
crise et, en 1989, dans la désillusion générale, Menem (du parti
péroniste) fut élu à la présidence de la République et y resta dix ans.
C’est lui qui ouvrit toutes grandes les portes au modèle néolibéral, par
un “programme de choc” : privatisation d’entreprises publiques
(notamment le téléphone et les lignes aériennes), suppression de
l’indexation des salaires ; rationalisation de l’État (licenciement
de 120.000 fonctionnaires, réforme de l’assurance-vieillesse, réforme de
la fiscalité) ; austérité budgétaire (augmentation des coûts de
l’éducation et de la santé)… Cette politique engendra, au début, un
certain succès économique (diminution de l’inflation, reprise des
investissements, hausse des exportations…), mais mena par la suite à la
pire crise économique et financière qu’ait connu l’Argentine. De la Rúa
succéda à Menem en 1999 et hérita de la débâcle, qui se déclencha en
2001 : endettement excessif, faillite de l’État, crash boursier, gel
de l’épargne privée, cessation de paiement de la dette externe,
dévaluation, pillage des magasins…
- Au Brésil, après un régime militaire, qui dura
de 1964 à 1985, les partis du centre (PMDB et PDT) reprirent le pouvoir
avec Tancredo Neves, immédiatement suivi de Jose Sarney. C’est en 1990 que
la droite remporta les élections avec Collor de Mello (du PRN : parti
de la reconstruction nationale), qui adopta pleinement le modèle
néolibéral pour essayer d’enrayer l’inflation (plan Collor : “Nouveau
Brésil”) ; destitué pour corruption dès 1992, il fut remplacé,
jusqu’en 1995, par Franco (intérimaire) qui poursuivit sa politique :
austérité budgétaire et privatisation. Mais c’est Cardoso (du PMDB),
président de 1995 à 2003, qui va approfondir l’application du modèle :
rééchelonnement de la dette externe ; privatisation du secteur
bancaire, de l’entreprise minière (fer), des télécommunications, des
hydrocarbures, de l’électricité ; hausse des investissements
étrangers (sauf pendant la crise asiatique – Thaïlande en 1997 et Russie
en 1998 – qui affecta beaucoup le Brésil).
- Au Pérou, après la grande désillusion
provoquée par la gestion de l’APRA (parti nationaliste de centre-gauche)
sous Alan García, Fujimori fut élu en 1990 et resta président de la
République jusqu’en 2000. Très rapidement, il prononça la dissolution du
parlement et imposa ses réformes par décrets : lutte contre
l’hyperinflation, programme d’austérité dans le secteur public,
privatisation de la sidérurgie, du pétrole, de l’électricité…, accueil des
investissements étrangers (Shell, Mobil pour l’exploitation du gaz…),
rééchelonnement de la dette publique… Pendant ce temps, le chômage
augmentait et la pauvreté persistait. En 2000, après deux mandats, alors
qu’il était pourtant réélu pour un troisième, Fujimori dut fuir au Japon –
son pays d’origine –, poursuivi pour corruption et pour crime contre
l’humanité.
Le modèle néolibéral n’est certes pas plus facile à mettre en oeuvre que
ceux de la modernisation ou de la révolution. Il impose ce que P. Gonzalez Casanova
appelle la “triple disparition de l’État : d’abord celle de l’État
bienfaiteur, ensuite celle de l’État développementaliste et enfin, celle de
l’État libérateur.” (Gonzalez Casanova, 2000/2, 61) Il réduit ainsi le
développement à une affaire de croissance économique, ce qui convient très bien
aux pays les plus hégémoniques – ceux qui l’imposent aux autres – ; par
contre, dans les pays les plus dépendants, il engendre des effets pervers
insurmontables. Pourquoi ? Il s’agit bien de Fernando Henrique Cardoso,
sociologue de gauche, qui fut, vingt ans auparavant, un des penseurs les plus
réputés de la théorie de… la dépendance !
- Les coûts sociaux résultant de son application
(montée des inégalités, du chômage, des activités informelles, de
l’exclusion) sont souvent énormes, ce qui explique une certaine résistance
de la population. Cette résistance n’est cependant pas une règle générale.
Elle a été plus forte dans des pays où il existait une certaine tradition
de bienêtre social (des acquis sociaux et des institutions pour les
défendre, des syndicats et des partis de gauche), comme c’était le cas
dans les pays du Cône sud de l’Amérique latine, ainsi qu’au Mexique
(Chiapas, 1994) et au Brésil (MST, 1997). On comprend ainsi pourquoi, le
plus souvent, des dictatures ont été mises en place pour leur imposer le
néolibéralisme : celles-ci ont servi à préparer le terrain, en
détruisant les résistances des institutions sociales démocratiques et de
la gauche. Dans les pays plus pauvres, qui n’ont jamais rien su de l’État
providence, le poids de la fracture sociale atteint des proportions
intolérables : le chômage et l’exclusion touchent les trois quarts de
la population.
- Dans beaucoup de cas, ce modèle, plutôt que
d’inciter à l’industrialisation, ne fait que confirmer la division
internationale du travail entre les pays qui exportent des matières
premières et ceux qui exportent des produits finis. Cela est vrai, surtout
dans les pays les plus pauvres, comme l’Amérique centrale, par
exemple : le seul “avantage comparatif” dont puisse profiter le
Guatemala, ce sont les fruits, qu’il doit continuer d’exporter pour se
procurer des devises. Mais c’est parfois le cas également, même dans ceux
qui sont déjà plus avancés dans la voie de la modernisation : ainsi,
l’Uruguay reste fort tributaire de ses exportations agricoles. Croissance,
en effet, ne signifie pas nécessairement industrialisation et, bien sûr,
ne se confond pas avec développement.
- La croissance économique, résultant de
l’application de ce modèle dans de bonnes conditions, est fort sensible
aux aléas de la conjoncture financière internationale (crise thaïlandaise
en 1997, crise commerciale du Mercosur, contrecoup de la crise argentine)
et aux caprices des marchés mondiaux : hausse de prix du pétrole pour
ceux qui n’en ont pas (Uruguay) ou baisse pour ceux qui en ont
(Mexique) ; inversement, la hausse du prix du cuivre (suite à la
demande chinoise) dope l’économie chilienne…
- Sans affirmer que ce modèle inciterait plus
que les autres à la corruption, on peut néanmoins penser qu’il y est plus
sensible : l’utilisation frauduleuse des deniers publics – notamment
des emprunts auprès des banques étrangères – peut avoir ici des
conséquences catastrophiques (Pérou avec Fujimori, Argentine avec Menem,
Chili avec Pinochet…). En Argentine, par exemple, “près de 90 % des
ressources provenant de l’extérieur, via l’endettement des entreprises
(privées et publiques) et du gouvernement ont été transférés à
l’extérieur, dans des opérations de spéculation financières.”
Il résulte de tout cela que ce modèle n’est efficace (ne produit de la
croissance économique) que là où le développement a déjà bien progressé
auparavant (les dragons asiatiques, par exemple), que si des élites politiques
économiques et politiques, honnêtes et compétentes, existent pour l’appliquer
correctement, et que si les classes populaires sont disposées à en supporter
les coûts sociaux et culturels – et la nature, les coûts écologiques. Donc,
rarement !
Dans ces conditions, depuis au moins une quinzaine d’années, beaucoup
d’acteurs – des mouvements sociaux d’abord, puis, sous leurs protestations, des
élites politiques – ont commencé à prendre conscience des limites et des
dangers de ce néolibéralisme dérégulé, à l’état “sauvage”, appliqué sans trop
de discrimination à tous les pays dont le développement dépend des nations du
G8, des grandes banques internationales, des puissantes entreprises
multinationales, du FMI et de la BM. … c’est-à-dire à tous les pays du
monde !
Pour ces acteurs, ce développement n’est pas viable. Et s’il en est
ainsi, c’est pour trois raisons au moins :
- Comme je l’ai dit ci-dessus, il a presque
toujours, des coûts sociaux importants. Même dans les pays où les
conditions de vie de la population se sont améliorées (au Chili, par
exemple, qui a réduit de moitié la pauvreté et a pratiquement éradiqué
l’indigence), les inégalités sociales ont augmenté tellement que le
sentiment d’injustice s’est répandu parmi la population, et en particulier
parmi la jeunesse.
- Le modèle néolibéral ne semble tenir aucun compte
des effets dévastateurs de la croissance économique sur
l’environnement : la pollution, c’est le problème de l’État. Cela est
vrai, en tout cas, dans les pays du Sud – mais ce l’est aussi au Nord,
avec un peu plus de pudeur de langage ! Le Nord prend le Sud pour sa
poubelle et les entreprises se permettent d’y faire ce qui leur serait
interdit dans leurs pays d’origine. En outre, la sensibilité écologique,
qui se généralise au Nord depuis peu, reste absente, presque complètement,
dans les pays du Sud, où quelques militants prêchent dans un désert.
- Le néolibéralisme s’accompagne de la culture
qui “va avec” : Internet ne va pas sans l’occidental way of life –
sans McDonald, sans Coca- Cola, sans CNN…et surtout sans “les valeurs de
notre société occidentale”, qui s’expriment dans “les droits de l’homme”,
vus comme universels. Toujours, le Nord a su se donner une “bonne raison”
pour justifier sa présence et son action dans le Sud : jadis, ce fut
la christianisation, avant-hier la civilisation, hier le développement,
aujourd’hui les droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté et le
terrorisme. Hélas, ce modèle néolibéral, écrase, détruit, lamine des
dizaines de cultures, de langues, de traditions, qui ont fait – qui font
encore – toute la diversité et la richesse de l’humanité.
4. Deux modèles alternatifs
Des coûts sociaux, des coûts écologiques et des coûts culturels, cela
fait beaucoup, beaucoup trop : ça ne peut pas durer ; le monde entier
ne peut pas fonctionner selon le modèle néolibéral, qui nous jette tous dans
une impasse ! Et dès lors, des réactions surgissent et se renforcent, tant
dans le Sud, que dans le Nord – puisqu’après tout, c’est le même modèle qui est
appliqué de part et d’autre de l’équateur. Ces réactions mêlent ces trois types
de revendications et forment deux courants complémentaires, que l’on peut
considérer comme deux modèles de développement, qui permettent soit de résister
au modèle néolibéral, soit de rompre avec lui.
Le modèle social-démocrate
C’est le quatrième modèle, celui de la démocratie, présenté dans ma
grille d’analyse et, comme je l’ai dit plus haut, il s’inspire des régimes qui
ont permis l’industrialisation des pays scandinaves : un mouvement ouvrier
fort et organisé, qui soutient un parti social-démocrate, qui contrôle l’État,
qui oblige les dirigeants de l’économie à répartir la richesse produite.
Appliqué aux pays du Sud, ce modèle prétend résoudre la question des coûts
sociaux du développement capitaliste, qu’il soit national ou néolibéral, en
renforçant la démocratie politique (contre les dictatures, pour le respect des
libertés citoyennes) et la démocratie sociale (contre l’exploitation du
travail, le “compétitivisme” et le consumérisme, pour une juste redistribution
des bénéfices de la croissance). Les mouvements sociaux et politiques seraient
ainsi les seules forces capables d’obliger le marché et les États à mettre
l’économique au service de l’humain.
On ne peut pas dire que ce modèle ait été, à l’état pur, appliqué par
des États latino-américains. Sans doute cela est-il explicable par le fait
qu’il s’agit d’un modèle impliquant des politiques sociales très coûteuses pour
l’État, donc de lourds impôts et des hauts salaires. Dès lors, en Amérique
latine, il s’agissait plutôt d’un projet de société (une alternative au
communisme) revendiqué par des forces d’opposition (la gauche “réformiste”).
Cependant, une dose, plus ou moins forte, de ce modèle était présente dans
toutes les tentatives de modernisation qui eurent lieu. Ce que l’on a appelé le
“populisme” – notamment celui de Vargas au Brésil (1930-1945, puis 1950-1954),
celui des Batlle en Uruguay (l’oncle, 1903-1907, 1911-1915 ; le neveu,
1947-1958), de Peron en Argentine (1946-1955) – furent précisément des
tentatives d’introduire l’État providence dans des pays qui n’en avaient pas
encore les moyens – et ne les ont toujours pas ! C’était une manière de
s’assurer de l’appui populaire en faisant des promesses difficiles à tenir… à
moins de vider les caisses de l’État, d’affronter des taux vertigineux d’inflation,
de faire fuir les investisseurs et de ruiner ainsi l’activité économique !
Le modèle de l’identité culturelle
Il ne se trouve pas dans ma grille d’analyse parce qu’il n’a jamais, en
tant que tel été appliqué nulle part : il constitue, en quelque sorte, une
innovation culturelle, un cinquième modèle, qui répond, en théorie du moins, à
la question des coûts culturels et écologiques du développement industriel.
Pour les partisans de cette conception, la cause de l’inefficacité
relative des quatre modèles de développement, dont il a été question jusqu’ici,
serait leur ethnocentrisme, ou plus exactement, leur “occidentalocentrisme”
: si leurs résultats sont si limités et même néfastes, c’est parce
qu’ils ont été inventés dans les pays occidentaux et exportés ensuite
vers les pays du Sud et que, dès lors, ils ne sont pas adaptés à la culture des
collectivités auxquelles ils sont appliqués. En détruisant les traditions des
peuples du Sud, en leur donnant le désir de vivre comme on vit dans le Nord –
d’imiter, de rattraper leur retard par rapport aux pays industrialisés – ces
modèles tueraient le seul ressort efficace qui pourrait permettre le
développement : la fierté identitaire.
La première et la plus importante condition pour stimuler la dynamique
de développement serait donc de restaurer d’abord cette fierté identitaire, en
restaurant la mémoire du passé – revalorisation des traditions, notamment de la
religion, mais aussi de la langue et de la technologie des générations
ancestrales – non pas dans un but passéiste, non pas dans un repli intégriste
sur le passé, mais pour fonder, sur cette identité fière, un projet d’avenir,
pour devenir capable d’inventer un développement adapté aux réalités
spécifiques de chaque culture.
S’il en est ainsi, chaque peuple, chaque culture, chaque communauté
locale serait supposée imaginer son futur en le fondant sur son passé : il
n’y aurait donc pas de modèle universel de développement. La base territoriale
de celui-ci ne serait plus nationale (concept moderne occidental !) mais locale,
et il faudrait réinventer des institutions politiques, pour permettre une large
autonomie des différentes communautés culturelles et garantir l’harmonie des
relations entre elles. Le fédéralisme deviendrait ainsi la seule manière de
concilier la cadre national avec les autonomies locales, qu’elles soient
territoriales et/ou culturelles.
5. Résistances et alternatives en mouvement
Combinant (à doses variables) les références aux deux derniers modèles
(social-démocrate et de l’identité culturelle) – et même, avec des
réminiscences, dans le discours et dans la pratique, du modèle de la révolution
– plusieurs mouvements, à la fois sociaux, politiques et culturels – et dans
une moindre mesure, hélas ! écologiques –, se sont engagés dans la
résistance et la recherche d’alternatives au néolibéralisme en Amérique latine.
Comme le soulignent la plupart des observateurs, ils sont assez différents de
ceux des années
1950-1980 : ce sont des “nouveaux” mouvements sociaux !
Qu’apportent- ils de neuf ? (Ouviña, 2005 ; Duterme, 2007)
- Identité : ils ne concernent plus
directement la problématique du travail : ce sont davantage des
mouvements d’exclus (de la terre, de l’emploi, de la santé, de
l’éducation, du logement, de l’alimentation…) que de travailleurs ;
ce sont des “sans”, “des rébellions depuis les marges” (Ouviña, 2005,
97) ;
- Alliances : ils ne comptent plus trop sur
les partis politiques pour les représenter et obtenir des gouvernants une
solution à leurs problèmes : méfiance, désenchantement envers les
partis, même si cette question les divise souvent ; ils ne cherchent
pas à “prendre le pouvoir” mais plutôt à faire pression sur lui ; ils
s’efforcent de construire des alliances entre mouvements sociaux des
différents pays latinoaméricains, (notamment pour résister à la création
d’une vaste zone de libre-échange continentale : l’ALCA (Accord de
libre-échange des Amériques).
- Méthode : ils préfèrent l’action
directe : occupation de propriétés terriennes sous-utilisées,
d’entreprises abandonnées, de territoires entiers, administrés par
eux ; ils ne craignent pas l’illégalité (occupations, barrages
routiers…) ; et ils savent aussi se servir des mass médias ;
- Enjeux : ils sont non seulement
revendicatifs, mais aussi constructifs : ils proposent des solutions
aux gouvernants ; ils mettent eux-mêmes en oeuvre des organisations
productives (des coopératives, des entreprises autogérées, une économie
sociale solidaire) ; ils sont moins idéologiques, moins dogmatiques,
mais plus moraux (appel au droit, à la dignité, à l’égalité des genres…)
et plus pragmatiques ;
- Organisation : les groupes s’organisent
selon des normes moins autoritaires ; leurs membres se méfient des
délégations de pouvoir, préfèrent les assemblées et la démocratie directe,
horizontale ; ils refusent l’avant-gardisme et favorisent les
directions collectives ; les individus s’impliquent moins totalement
dans des causes, sont plus pragmatiques.
Mobilisation des peuples autochtones
C’est de la renaissance des mouvements dits “indigénistes” qu’il faut
parler d’abord. Selon Rodolfo Stavenhagen, “on estime qu’il existe plus de
quatre-cents groupes identifiables, avec une population totale de plus ou moins
quarante millions d’âmes.” (Stavenhagen, 2000, 54) On les trouverait surtout
dans certains pays : le quart d’entre eux vivent au Mexique ; ils
constituent plus de la moitié de la population de la Bolivie, du Pérou ;
ils sont très présents en Équateur et en Amérique centrale (surtout au
Guatemala). Le réveil de ces peuples autochtones s’est traduit par leur
participation à des mouvements et à des centaines d’organisations revendiquant
un meilleur accès à la terre, une plus grande autonomie politique (sans
séparation) et le respect de leur identité culturelle (sans assimilation)
(langue, religion, coutumes…). “Être reconnus égaux et différents, citoyens
nationaux et indigènes, dans des démocraties plurielles qui sachent faire
l’unité dans la diversité” (Duterme, 2000, 24). Ces mobilisations, si elles ont
parfois été réprimées, ont aussi été à l’origine de bon nombre de réformes
constitutionnelles, destinées à reconnaître, au moins formellement, l’existence
et les droits de ces peuples : plusieurs pays ont amendé leur Constitution
en ce sens et mis en place des administrations chargées de s’occuper de leurs
revendications.
Expliquer le réveil de ces peuples est bien difficile. Pourquoi se
rebellent- ils au cours des deux dernières décennies du 20e siècle, après cinq
siècles de domination, sous des régimes politiques et économiques très
différents auxquels ils ont été, et se sont soumis ? D’aucuns pensent que,
selon leur cosmologie (au moins celle des Aymaras et des Quechuas), ils se
croient déterminés par des cycles successifs d’expansion et de régression de
deux mille ans chacun, et qu’après un cycle de décadence (qui aurait commencé
huit ans avant la naissance de Jésus- Christ), ils croient maintenant qu’un
nouveau cycle d’expansion vient de commencer (précisément en 1992, cinq cents
ans après l’arrivée des Espagnols). Ce n’est certes pas la seule
condition : selon Bernard Duterme, “l’émergence de jeunes élites
novatrices au sein des communautés traditionnelles” en serait une autre (2000,
24). Ces élites auraient été stimulées par l’action évangélisatrice des églises
(catholique et protestante), et fortement soutenues par d’innombrables ONG
européennes et nord-américaines. Elles auraient bénéficié aussi du soutien de
plusieurs organisations internationales : des agences spécialisées des
Nations unies et même de la Banque mondiale. D’une main (la droite !),
cette dernière impose le néolibéralisme et de l’autre (aurait-elle une main
gauche ?), elle finance des programmes de lutte contre la pauvreté, que ce
même néolibéralisme engendre structurellement par son propre fonctionnement.
(Saint-Upéry, 2007, 201) Cette politique n’a pourtant rien de paradoxal, au
contraire : pour implanter plus efficacement le modèle néolibéral, il est
préférable de limiter ses coûts sociaux par des programmes humanitaires et des
politiques sociales. (Polet, 2007)
De ces mouvements des peuples autochtones, qui sont fort nombreux,
limitons-nous ici à deux exemples incontournables : le mouvement de la
CONAIE en Équateur, depuis 1990, et le mouvement zapatiste (EZLN) du Chiapas au
Mexique, depuis 1994.
La
CONAIE
L’Équateur fut, par excellence, le pays pionnier en matière de luttes
des peuples autochtones. Déjà, dans les années soixante, les Shuars créèrent,
avec l’aide des missionnaires salésiens, la première organisation indigène du
continent. Quelques années plus tard, la Confédération des nationalités
indigènes d’Équateur (CONAIE) “fut le premier grand mouvement social indigène
d’Amérique latine” (Saint-Upéry, 2007, 198). Née en 1986, dans un pays ravagé
par des crises politiques et économiques dramatiques, la CONAIE organise, en
1990, la première grande mobilisation des paysans indigènes, en lutte pour la
terre. En 1996, elle se dote d’un parti politique, le Pachakutik, pour participer
aux élections, être présente au parlement et agir sur le gouvernement :
elle obtint ainsi, notamment, la création, en 1998, d’ “un organisme d’État
chargé de coordonner les programmes à destination du monde indigène.”
(Saint-Upéry, 2007, 202 et Barrera Guarderas, 2005, 155).
Les
Zapatistes
Si ce mouvement fut, de tous, le plus médiatisé, c’est sans doute parce
que son idéologie et son mode d’organisation reflètent au mieux le renouveau
des luttes d’aujourd’hui. Il a su parler à la “nouvelle gauche”, tant
latino-américaine qu’occidentale, le langage renouvelé, que la mutation
culturelle lui a appris à entendre ; il a su articuler, avec plus de
justesse que tout autre, les inquiétudes sociales, politiques, ethniques,
identitaires, individuelles et même écologiques,
que suscite l’application, particulièrement sauvage au Mexique, du
modèle néolibéral.
L’histoire est bien connue : le premier janvier 1994, le jour de la
signature de l’ALENA, l’armée zapatiste déclare la guerre au gouvernement
mexicain et occupe des territoires municipaux qu’elle va bientôt déclarer
autonomes et administrer à sa manière : par une démocratie directe
exemplaire. Elle négociera avec les gouvernants, en exigeant la participation,
non seulement des indigènes du Chiapas, mais de tous ceux du Mexique, qui
compte cinquante-neuf peuples autochtones. Les pourparlers aboutissent, en
1996, à la signature des “Accords de San Andrés”, mais le président de la
République (Zedillo) refuse de les accomplir, et la guérilla reprend. Le
nouveau président (Fox), élu en 2000, s’engage à respecter ces accords et à
légiférer dans le sens convenu, mais il modifie la loi qu’il propose au Congrès
de l’Union, tant et si bien qu’il la vide de sa substance. Début 2001, les
Zapatistes organisent une marche dans tout le pays, jusqu’à la capitale :
une action spectaculaire mais sans grande efficacité. Aujourd’hui, après moult
rebondissements, notamment à l’occasion des dernières élections (2006), la
lutte continue, mais semble s’essouffler peu à peu.
Ces mouvements, à forte composante ethnique et culturelle, sont
traversés par d’importantes tensions, difficiles à gérer. Outre les rapports
complexes – pour tout mouvement social – avec les partis politiques outre les
tensions entre les exigences de l’action armée, prônée par les plus radicaux et
celles de la négociation, défendue par les plus modérés, la dimension
proprement culturelle (ethnique) de leur identité leur pose problème, car elle
les expose à deux dangers contraires (Duterme, 2000, 25) : le repli intégriste
et la lente dilution de leur enracinement identitaire, avec, à terme,
l’assimilation. Si les deux mouvements analysés ici sont exemplaires, et s’ils
durent, c’est notamment parce qu’ils ont su gérer convenablement, malgré
d’énormes difficultés, ces noeuds de tensions internes.
Mobilisation des exclus
Cependant, les mouvements indigénistes ne sont pas la seule forme de
lutte contre le néolibéralisme en Amérique latine. On y trouve aussi des
mouvements sociaux et politiques qui, sans introduire (ou beaucoup moins) cette
dimension culturelle, réagissent à la montée des inéga28 lités, du chômage et
de l’exclusion, et exercent des pressions sur les gouvernements. Deux exemples
doivent également être cités ici : le mouvement des Sans-terres au Brésil,
depuis 1980 ; le mouvement des Sans-emplois en Argentine, depuis 2001.
Les
Sans-terres au Brésil
“Né au début des années 1980 dans l’État du Rio Grande do Sul, très lié
à la théologie de la libération et à la pastorale de la terre, le MST est le
plus important mouvement de lutte paysanne de la planète. […] Il organise plus
d’un million de travailleurs agricoles dépourvus de terre, dans un pays où
aucune réforme agraire substantielle n’a jamais été mise en oeuvre et où
1 % des propriétaires terriens possèdent 54 % des terres cultivables. […]
Il a conquis près de sept millions d’hectares, divisés en lopins de dix à vingt
hectares, que les familles membres du mouvement exploitent de façon
individuelle ou collective. […] Le MST accorde également une énorme importance
à l’éducation de ses membres : alphabétisation, formation politique et
militante des jeunes et des adultes. […] Les Sans-terre ont construit 1.800
écoles, scolarisant 160.000 enfants et 3.900 éducateurs, pratiquant la
pédagogie de Paulo Freire, ont été formés par le mouvement en relation avec
sept universités publiques.” (Saint-Upéry, 2007, 57)
Pendant le premier gouvernement de Lula da Silva (2003), le MST a
conservé envers le PT (Parti des Travailleurs) une relation d’appui critique
: “Dès les débuts du mandat de Lula, le MST n’a pas caché ses griefs à
l’égard du gouvernement pétiste.” (Saint-Upéry, 2007, 57) Certes, il n’a pas
obtenu tout ce qu’il espérait, mais les acquis (crédits agricoles,
électrification, logements ruraux, légalisation de terres occupées…) sont tout
de même supérieurs aux déceptions (autorisation de cultiver du soja
transgénique, favoritisme politique, fiscal et financier à l’égard de
l’agrobusiness, nombre insuffisant de légalisations de terres occupées…)
(Saint-Upéry, 2007, 58) C’est pourquoi, en 2006, malgré les accusations de
corruption dont fut l’objet le PT, le MST a pris position en faveur de la
réélection de Lula.
Les
Sans-emplois en Argentine
Quand on perd à la fois son emploi et le peu d’économies qu’on avait
péniblement réussi à amasser sur un compte bancaire, il est urgent de faire
fonctionner son imagination ! De la débâcle de 2001, ont 29 surgi non
seulement de la colère et du dégoût, bien exprimés par un slogan fameux, mais
surtout une myriade de formes d’action revendicatives (barrages routiers,
piquets de grève) et “débrouillardes” (clubs de troc, émission de monnaie
sociale, entreprises récupérées) . Ces actions se sont multipliées, au plus
fort de la crise, sous le gouvernement De la Rúa. L’élection du péroniste
Nestor Kirchner a changé la donne : il a mis en place des politiques
sociales et d’assistance pour parer au plus pressé, mais il a aussi divisé le
mouvement, en criminalisant (par la presse et les tribunaux) les plus radicaux
(certains groupes de piqueteros) et en intégrant dans les instances du pouvoir,
ou en aidant et en encadrant, les plus modérés (d’autres groupes de piqueteros
et les entreprises autogérées) (Svampa, 2007, 32).
Les quatre mouvements brièvement décrits ci-dessus ont au moins en
commun d’avoir été puissamment stimulés par la rencontre explosive de deux
conditions : d’une part, l’espoir d’une amélioration des conditions de
vie, éveillé par la vague démocratique qui se répand sur l’Amérique latine à
partir des années 1980 ; d’autre part, l’immense déception de cet espoir,
provoqué par l’application sauvage d’un modèle néolibéral qui accroît les
inégalités et détériore ces conditions de vie (Polet, 2007, 14 ; Duterme,
2005, 7-19). C’est bien connu : toujours, l’espoir déçu, parce qu’il engendre
un sentiment de privation relative, est le meilleur catalyseur des rébellions.
Du marché au retour de
l’État
Les actions de ces mouvements ont eu pour effet de sensibiliser
l’opinion publique aux effets néfastes d’un néolibéralisme sauvage, et d’exercer
des pressions sur les dirigeants politiques, dans un contexte plus ou moins
démocratique. Tout cela s’est traduit, depuis les années deux mille, par des
changements politiques importants, que beaucoup qualifient de “virage à gauche
de l’Amérique latine”. Dans pas moins de huit pays, des forces politiques, les
unes plus, les autres moins antinéolibérales, ont réussi à prendre le contrôle
des gouvernements : le Venezuela de H. Chávez (élu en 1999, puis en 2002),
le Brésil d’I. Lula (élu en 2002, puis en 2006), le Chili sous R. Lagos (2002),
puis M. Bachelet (2006), l’Argentine de N. Kirchner (depuis 2003), la
Bolivie d’E. Morales (depuis 2005), l’Uruguay avec T. Vasquez (2005), ainsi
que, plus récemment, l’Équateur de R. Correa (2006) et le Nicaragua de D. Ortega
(2006). D’autres, sans doute, suivront dans les années à venir !
Savoir si ces gouvernements sont bien “de gauche” , ou ne le sont pas
vraiment, est une question très complexe. Qu’il soit clair, en tout cas,
qu’aucun d’entre eux n’est anticapitaliste : ils sont, à doses très
variables, anti-impérialistes et anti-néolibéraux, mais ne mettent pas en cause
la voie capitaliste de production de la richesse économique. Comme le dit bien
Alvaro Garcia Linera, militant convaincu de l’extrême gauche, aujourd’hui
vice-président d’Evo Morales : “la Bolivie restera capitaliste dans les
cinquante ou cent prochaines années” (Stéfanoni et Do Alto, 2007, 47).
Ce qui est certain, par contre, c’est que tous ces gouvernements,
cherchent à renforcer le rôle de l’État, afin que leur pays ne subissent plus
les effets néfastes d’une compétition internationale, non pas dérégulée comme
on a trop tendance à le croire, mais régulée selon leurs intérêts impérialistes
par les États les plus hégémoniques, les entreprises multinationales
industrielles et commerciales, les grands opérateurs financiers, et les
organisations supranationales qui sont plus ou moins à leur service. Je vais
essayer, très modestement , d’analyser ici trois de ces tentatives – celles du
Venezuela, de la Bolivie et de l’Argentine –, non pas – surtout pas ! –
par rapport à leurs discours, mais bien à l’aune de leur capacité effective de
promouvoir un développement éthique et viable.
1. Le développement éthique et viable
Pour mener à bien une telle analyse, il est indispensable de définir
d’abord ce qu’il faut entendre par “développement éthique et viable” et de se
doter d’une grille d’analyse qui permette de comparer et d’évaluer les
pratiques concrètes. Et pour construire un tel concept, il nous faut reconnaître
enfin l’immense complexité de la question du développement et cesser de la
simplifier, comme les sociologues et les économistes l’ont fait jusqu’à
présent. Faute de quoi, nous continuerons à écrire des livres et à organiser
des colloques, qui ne serviront à rien !
Dire d’un phénomène qu’il est complexe signifie qu’il faut le considérer
à la fois dans toutes ses dimensions, même (et surtout) si celles-ci sont
contradictoires. Or, il en va bien ainsi du processus de développement. Toutes
les raisons – et sans doute d’autres encore – que les sociologues et les
économistes ont invoquées jusqu’ici, pour expliquer l’absence ou l’insuffisance
de dynamisme de certaines sociétés, sont vraies ensemble, et doivent donc être
considérées dans leur articulation et leurs contradictions. C’est cette idée
centrale que nous allons essayer d’expliciter ici.
Le développement consiste à gérer des
contradictions
Des innombrables tentatives de développement qui ont été entreprises
dans les pays du Sud depuis plus d’un demi-siècle, nous retiendrons les cinq
leçons suivantes :
- Il n’y a pas de développement viable d’une
collectivité humaine – locale, nationale, régionale – sans expansion de
ses échanges économiques, politiques, culturels, démographiques, avec les
autres. L’autarcie n’est pas “payante” et elle l’est moins encore avec
l’avancée actuelle de la mondialisation, qui la rend carrément impossible.
Cependant, le développement n’est pas viable non plus si cette
collectivité, en échangeant avec les autres, perd (ou ne récupère pas) le
contrôle de ses ressources propres, et si, dès lors, elle ne peut en
bénéficier pleinement pour améliorer les conditions de vie de ses membres.
Or, il est évident que c’est justement par le biais des échanges
intersociaux qu’une collectivité peut perdre – et perd effectivement –, le
contrôle de ses ressources ! Car ces échanges sont, en effet, des
relations de concurrence et de domination, où chaque collectivité profite
autant que possible de sa force et exploite au mieux les faiblesses des autres.
Il s’agit donc bien là d’une première et délicate contradiction : il
faut savoir à la fois participer aux échanges, s’ouvrir sur le monde et,
cependant, ne pas perdre, à court, moyen ou long terme, le bénéfice des
richesses que la nature – que le hasard – a placées à l’intérieur des
frontières.
- Il n’y a pas de développement viable sans
croissance de la richesse matérielle produite : il est évidemment
indispensable de faire grandir le “gâteau” si l’on veut améliorer les
conditions matérielles et sociales de vie d’une population. Même si le
développement ne consiste pas seulement à “rattraper un retard” dans la
classification des “PIB par tête”, on doit bien reconnaître que cette
croissance est pourtant indispensable. Mais deux obstacles fondamentaux
peuvent rendre cette croissance inviable.
·
- D’une part, les limites éthiques de cette
croissance : elle cesse d’être viable si le “gâteau” est mal
partagé, s’il ne profite qu’à quelquesuns et laisse dans la misère et
l’exploitation la plus grande partie des membres de la collectivité.
L’injustice engendre toute sorte de misères sociales et ce, plus encore
dans un monde de communication où chacun peut voir le niveau de vie des
autres. Hélas, c’est bien connu, ceux qui contrôlent les moyens de faire
croître la richesse ne sont généralement pas enclins à la partager :
ils ont la vue courte, ils ne voient que leurs intérêts, ils font preuve
le plus souvent d’un égoïsme incommensurable, d’une irresponsabilité
intolérable. Aussitôt qu’il est question du moindre partage, ils se
mettent à menacer : ils réduisent leurs investissements et
expatrient leurs capitaux. Voici donc une autre contradiction : il
faut savoir partager le “gâteau” tout en continuant à le faire croître.
·
- D’autre part, les limites écologiques de
cette croissance : elle cesse aussi d’être viable si elle implique
le recours à des technologies qui mettent l’environnement en péril. On
sait bien qu’il n’y a pas de développement sans innovation technologique,
sans une participation active au grand mouvement humain de progrès des
connaissances, d’invention et d’adoption de techniques nouvelles,
permettant d’assurer la croissance et de diversifier l’économie, mais
aussi de soulager la souffrance et le travail des humains. Cependant – on
en est aujourd’hui de plus en plus convaincu –, ce développement n’est
pas (n’est plus) viable s’il perturbe les équilibres écologiques et s’il
épuise les ressources non renouvelables d’une planète si maltraitée
qu’elle en devient trop petite. Or, évidemment, c’est bien en inventant sans
cesse des techniques nouvelles que les humains en sont arrivés à mettre
en péril leur propre niche écologique. D’où une autre contradiction
encore : il faut savoir promouvoir la technologie tout en en faisant
bon usage, sans détruire l’environnement naturel.
- Mais le développement n’est pas seulement un
processus économique et technique. C’est aussi une tâche politique, longue
et complexe, qui a besoin d’être programmée, guidée, mise en oeuvre par un
acteur-pilote cohérent, fort et uni, donc par un pouvoir exécutif – un
gouvernement – capable de mobiliser les ressources humaines et matérielles
de manière efficace et efficiente. Cependant, un tel pouvoir – comme
l’expérience historique l’a abondamment prouvé de34 puis des siècles –,
finit toujours par se transformer en oligarchie et par se corrompre, s’il
n’est pas soigneusement surveillé par les citoyens, grâce à des
institutions de contrôle. La démocratie est une des manières d’instituer
ce contrôle. Or, les rapports entre le développement et la démocratie
politique sont très complexes : parfois, ces deux termes
entretiennent entre eux un “cercle vertueux” (plus de l’un engendre plus
de l’autre), mais parfois, ils se contredisent (chaque terme tend à
paralyser l’autre). Voici donc une quatrième contradiction : il faut
parvenir à instaurer ce “cercle vertueux”, qui permet de concilier un
gouvernement fort avec le respect des exigences de la démocratie politique
(le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et, au besoin,
changer leurs gouvernants ; l’autonomie relative des pouvoirs...).
- On l’a maintes fois éprouvé, le développement
n’est pas possible si la collectivité est constamment perturbée par des
actions violentes. C’est pourquoi, il importe tellement d’instituer un
contrat social acceptable, en favorisant la constitution de corps
intermédiaires (groupes de pression, syndicats de travailleurs ou de
métiers, mouvement sociaux), qui représentent et négocient les intérêts de
leurs membres et qui institutionnalisent ainsi les conflits entre eux et avec
l’État. Mais, comme nous l’apprend aussi l’histoire concrète, ce contrat
social exclut le plus souvent plusieurs catégories d’individus incapables
de se constituer en acteurs collectifs : des pauvres, des précaires
(quelle qu’en soit la raison), des minorités de toutes sortes (ethniques
ou autres), qui ont aussi besoin d’aide et de protection et restent
cependant victimes des inégalités. C’est donc une autre
contradiction : c’est en instituant les conflits qu’on garantit la
coexistence pacifique, mais c’est en excluant du contrat social certaines
catégories d’individus qu’on remet en cause la démocratie sociale (le
droit de toute catégorie de personnes – dans les limites du légal –, de
s’organiser, de revendiquer, de négocier et de bénéficier de la protection
de l’État).
- Le développement implique un engagement, une
mobilisation de la plus grande partie possible de la collectivité dans un
projet de société crédible, une utopie qui donne du sens à l’existence de
chacun, qui offre à chaque individu une place, un rôle à jouer, et qui
intègre ainsi la société. Mais un tel projet ne convainc jamais tout le
monde : de nombreux individus et groupes, pour des raisons diverses,
n’y croiront pas, ne s’y impliqueront pas, voire le combattront. Pour
qu’il soit viable et éthiquement défendable, cette utopie ne doit pas
dégénérer en idéologie : ce projet d’avenir ne peut devenir
dogmatique, sectaire ou totalitaire, car il importe de respecter les
droits des individus de penser, de s’exprimer et de mener leur existence
comme ils l’entendent, même si, ce faisant, ils n’apportent pas leur
contribution au mouvement collectif. C’est, là encore, une
contradiction : car ceux qui sont porteurs d’un tel projet ont
tendance à ne pas tolérer les tièdes, et encore moins ceux qui ne pensent
pas comme eux.
Les conditions d’un développement éthique et
viable
Sans prétendre être exhaustif, il semble bien que les “leçons de
l’histoire”, que nous venons de rappeler, nous ont fourni les cinq conditions
que nous considérons comme nécessaires à un développement éthique et
viable :
Valeurs-guides
|
DEVELOPPEMENT…
|
mais
ÉTHIQUE
ET VIABLE
|
L’autonomie inter-sociale
|
Participer aux échanges inter-sociaux (écon., polit. et cult.)…
|
mais sans perdre (ou en récupérant) le contrôle des richesses
collectives.
|
Le bien-être économique
|
Faire croître et diversifier la production de richesses…
|
mais veiller à leur répartition équitable et à la protection de milieu
naturel.
|
Le consensus politique
|
Mettre en place un pouvoir exécutif fort et cohérent…
|
mais respecter les exigences de la démocratie politique.
|
Le contrat social
|
Garantir une forte institutionnalisation des conflits…
|
mais respecter les exigences de la démocratie sociale.
|
Le projet culturel
|
Mobiliser les gens dans un grand projet de société…
|
mais sans tomber dans le sectarisme, le fanatisme et la répression.
|
Ces conditions constituent bien des contradictions : c’est en
voulant faire l’une que l’on risque de ne pas pouvoir faire l’autre, et
inversement. C’est pourquoi le développement éthique et viable consiste bien,
pensons-nous, à gérer des tensions constantes, des équilibres précaires, des
justes milieux toujours provisoires, des synthèses entre des termes antinomiques,
bref, des contradictions indépassables.
On admettra sans peine que le développement est impossible si les
conditions qui figurent dans la seconde colonne ne sont pas réunies : on
ne conçoit pas (ou plus, aujourd’hui) un développement sans participation aux
échanges mondiaux, sans croissance économique fondée sur l’innovation
technologique, sans un gouvernement fort, sans une bonne institutionnalisation
des conflits et sans une forte mobilisation de la population. Ce sont bien là,
en effet, les conditions minimales de réussite d’un projet de développement.
Cependant, même quand ces conditions sont réunies – ce qui est déjà fort rare
–, il est habituel que les tentatives s’essoufflent rapidement ou ne produisent
que des résultats décevants et provisoires. Pourquoi ? Parce que ces
conditions minimales ne résistent jamais très longtemps, si les acteurs ne
tiennent pas compte de celles qui figurent dans la troisième colonne, si elles
ne sont pas modérées et guidées par les exigences d’un développent éthique et
viable.
C’est en nous servant des cinq questions que pose cette “grille
d’analyse” que nous allons tenter maintenant d’évaluer les expériences de
développement actuellement en cours en Amérique latine, dans trois des pays où
des gouvernements dits “de gauche” s’efforcent de rétablir un certain contrôle
de l’État sur le marché.
2. L’autonomie inter-sociale
Deux des trois gouvernements examinés ici – le Venezuela et la Bolivie
–, tout en continuant à participer activement aux échanges internationaux, sont
en train de mettre en place des politiques visant à échapper à la dépendance et
à récupérer le contrôle de leurs richesses nationales. La politique de
l’Argentine est assez différente, comme nous allons le voir.
- Signalons d’abord que les trois pays en
question ont remboursé la totalité de leur dette envers le FMI 10. Cette
mesure apparaît comme un préalable à la liberté de gestion, aussi bien
pour H. Chávez que pour E. Morales et N. Kirchner. Ils ont bloqué le
projet, cher à G. Bush, de l’ALCA (Accord de libre-échange des Amériques),
renforcé l’intégration sud-américaine du MERCOSUR, proposé l’extension de
celui-ci aux pays de la Communauté andine, et lancé l’initiative de l’ALBA
(Alternative bolivarienne pour les Amériques). En outre, ils ont établi,
surtout à l’instigation du Venezuela, des formes de coopération entre eux.
Des projets importants sont en cours de réalisation ou déjà mis en
route : la solidarité en matière énergétique (Petro-Caribe, qui
implique onze pays, et Petro-Sur, avec le Brésil), la construction d’un
gazoduc (du Venezuela vers le Panama, et un autre vers le Sud), la
création d’une banque commune de développement (Banco del Sur), le
lancement d’une chaîne de télévision (Télésur), la coopération sanitaire…
et militaire ! (Sader, 2006, 4 ; Houtart, 2007, 9)
- La seconde dimension essentielle de cette
politique concerne les nouvelles conditions que les gouvernants du
Venezuela et de la Bolivie ont imposé aux entreprises multinationales pour
les autoriser à investir dans leur pays. Ainsi, bien que H. Chavez
garantisse la continuité des politiques néolibérales, la loi sur les
hydrocarbures prévoit que les entreprises importantes seront désormais
mixtes (Lander, 2005, 177). “Les majors [Shell, Chevron, Texaco et British
Petroleum] ne pourront plus opérer seules dans le pays, mais devront le
faire par l’intermédiaire des sociétés mixtes, dans lesquelles PDVSA
[Petroleos de Venezuela] disposera de 51 % du capital.” (S-U 11, 116)
Désormais, les investisseurs étrangers devront payer 30 % de la
valeur des hydrocarbures extraits (Lander, 2005, 177), alors que ce taux
n’est que de 20 % en moyenne dans les autres pays de l’OPEP. L’impôt
sur les bénéfices des entreprises pétrolières est passé de 34 à 50 %.
Avec E. Morales, la Bolivie a suivi le même chemin. “La récupération du
gaz et du pétrole marque la politique nationale depuis 2003”, mais la loi,
votée par le Congrès en 2005, n’a pas été appliquée par Carlos Mesa : elle
ne l’a été qu’après l’élection de Morales. Elle prévoit que
“l’État bolivien récupère la propriété du gaz et du pétrole à la bouche
du puits et reçoit 50 % des revenus de la production” (Stefanoni et Do
Alto, 2007, 45). “Les entreprises pétrolières étrangères, jusqu’alors
propriétaires, sont devenues ainsi de simples prestataires de services, qui
devront remettre la totalité de ce qu’elles extraient à YPFB, associé
obligatoire, lequel contrôlera au moins 51 % des actions” (Bernal, 2006,
11). “Auparavant, durant la période néolibérale, les entreprises pétrolières
gardaient 82 % de la rente pétrolière et ne reversaient à l’Etat que
18 %. Avec la nationalisation, la situation a été renversée :
82 % pour la Bolivie et 18 % pour les entreprises. Il y a bien eu des
protestations et des menaces de poursuites devant les tribunaux internationaux,
mais, finalement, toutes les compagnies pétrolières sont restées en acceptant
les nouvelles conditions” (Chávez, 2007).
N. Kirchner s’est montré beaucoup moins exigeant et agressif vis-à-vis
des entreprises étrangères. Il est vrai que la situation de l’Argentine, dont
il a hérité, était catastrophique et que l’urgence était ailleurs : il
fallait sortir de l’endettement excessif. Le processus de renégociation (mené
par le ministre de l’économie Roberto Lavagna) a été remarquable : “Non
seulement le gouvernement argentin a obtenu la plus grosse remise de dette de
tous les temps, mais les délais de paiement ont été fortement allongés, le taux
d’intérêt réduit et un tiers de la dette “pésifiée” (passée de dollars en
pesos).” (S-U, 175) “Cette dette, qui représentait 113 % du PIB, n’en
représente plus que 72 %.” En outre, en décembre 2005, le gouvernement a
remboursé anticipativement 9,8 milliards de dollars au FMI, ce qui lui a fait
faire non seulement une grosse économie d’intérêts, mais surtout gagner son
autonomie vis-à-vis de cette puissante organisation. (S-U, 176)
Pour le reste, N. Kirchner n’a “pas touché à la propriété de la terre,
ni aux intérêts de l’oligarchie exportatrice de viande, de soja et d’autres
céréales” ; il s’est contenté, en revanche, de contrôler les profits
excessifs des éleveurs (en essayant de les obliger à vendre en priorité sur le
marché interne), ainsi que les prix des supermarchés, presque tous étrangers.”
(Almeyra, 2006). Mais, “en réalité, la rhétorique antinéolibérale de Kirchner
n’a pas été accompagnée par une politique cohérente de renationalisation,
orientée vers une véritable transformation du cadre des mécanismes de
régulation. Or, il s’agit là d’une question très importante, en particulier en
ce qui concerne le thème des ressources naturelles (le gaz et le pétrole), qui
continuent d’être absents de l’horizon d’action du gouvernement” (Svampa,
2007b). On signale cependant le projet de création d’une “entreprise publique
destinée à reprendre progressivement le contrôle sur les ressources gazières et
pétrolières nationales, privatisées par Menem en 1999.” (S-U, 140)
- Malgré les mesures prises par les gouvernants
de ces trois pays, leur autonomie inter-sociale ne nous paraît cependant
pas garantie à moyen et long terme : des politiques de
diversification des exportations et de substitution des importations n’ont
pas encore vraiment été mises en oeuvre jusqu’à présent.
Ainsi, au Venezuela, au premier semestre 2005, les exportations
pétrolières représentaient 85,3 % du total des exportations vénézuéliennes
(secteur public et secteur privé), alors qu’elles étaient de 68,7 % en
1998. “La baisse des exportations non-pétrolières est constante depuis
l’élection de Chávez : de 31,22 % en 1998 à […] 14,74 % au premier
semestre 2005.” (S-U, 114) Par ailleurs, dans le secteur de l’agriculture, la
dépendance vis-à-vis de l’extérieur est grande : le Venezuela (pays très
urbanisé : 90 %) importe “près de 75 % des aliments qu’il
consomme.” (S-U, 114). Un développement viable ne peut évidemment reposer sur
une telle involution vers un modèle mono-exportateur.
Il convient de signaler cependant que “les défenseurs du régime
« chaviste » soutiennent, pour leur part, qu’il existe une véritable
stratégie de diversification industrielle et avancent d’autres chiffres à
l’appui de leurs thèses. D’après eux, la croissance extrêmement vigoureuse de
l’économie vénézuélienne, depuis 2004, serait largement attribuable au secteur
non pétrolier.” (S-U, 115). Quant à l’agriculture, des lois dites “habilitantes”
sont censées remédier à l’excès d’importation, en stimulant la production
interne : loi sur la pêche et l’aquaculture, loi sur la terre et la
réforme agraire… (Lander, 2005, 177).
De même, la Bolivie – du moins jusqu’à présent – semble compter surtout
sur ses exportations de gaz et de pétrole pour garantir les revenus de l’État.
“Toute la politique des ressources naturelles du gouvernement d’Evo, qui
comprend non seulement le gaz, mais aussi les mines, consolide le modèle
primaire exportateur, en laissant de côté l’industrialisation et le marché
interne […] En somme, des bénéfices importants à court terme et des problèmes à
long terme.” (Zibechi, 2007)
Il faut signaler cependant qu’avec l’arrivée au pouvoir de Morales, la
dépendance de ce pays vis-à-vis des autres a changé : elle est passée des
Etats-Unis à Cuba, au Venezuela et au Brésil. “Douze jours après être entré en
fonction, Evo Morales a signé des accords de coopération et d’assistance avec
Cuba et le Venezuela, cherchant à briser l’influence hégémonique des Etats-Unis
dans la région.” (Chávez, 2007) “En Bolivie, ce ne sont pas les Etats-Unis qui
ont le plus grand poids politique, mais le Brésil. […] Rien que l’entreprise
brésilienne Petrobras est responsable de 20 % du Produit Intérieur Brut (PIB)
bolivien et contrôle 46 % des réserves d’hydrocarbures du pays […]. Le
gaz, principale richesse bolivienne, est vendu majoritairement au Brésil et à
l’Argentine, deux pays qui ne peuvent se passer du gaz bolivien pour leurs
industries et leur consommation domestique.” (Zibechi, 2007) La ligne
internationale du gouvernement est donc claire : “promouvoir la
renégociation consensuelle des prix du gaz avec l’Argentine et le Brésil, les
relations de bon voisinage avec l’ancien ennemi héréditaire chilien, le renforcement
des liens avec l’Union européenne et l’intégration au Mercosur.” (S-U, 247)
En ce qui concerne l’Argentine, ses exportations sont, depuis très
longtemps, plus diversifiées et plus élaborées que celles des deux autres pays
analysés ici. Cependant, il s’agit aussi de produits essentiellement miniers ou
agricoles (hydrocarbures, viande, soja…), qui sont très sensibles aux
soubresauts des marchés internationaux. Néanmoins, pour des raisons
historiques, l’autonomie inter-sociale de l’Argentine me paraît plus solide que
celle du Venezuela ou de la Bolivie.
3. Le bien-être économique
Les trois gouvernements qui nous intéressent ici se préoccupent, plus ou
moins selon les cas, de mettre en oeuvre une politique de croissance
économique, ou à tout le moins, d’accroissement des revenus de l’État, qui
s’accompagne de politiques publiques et sociales de redistribution des
richesses.
- Ainsi, ils cherchent, avec plus ou moins de
vigueur, à imposer à leur classe dominante nationale une conception du
développement plus conforme aux intérêts du pays et des masses populaires.
Dans le cas du Venezuela et de la Bolivie, l’enjeu de cette tension entre
les gouvernants et les entrepreneurs privés est la volonté des premiers de
remettre en cause la privatisation des entreprises publiques, commencée
sous les régimes néolibéraux.
Au Venezuela, H. Chávez a failli être renversé par un coup d’État en
avril 2002 pour avoir mené cette politique. “Le processus d’ouverture
pétrolière, qui faisait partie de la stratégie de privatisation de la gestion
de Petroleos de Venezuela, a été suspendu.” (Lander, 2005, 174) La loi sur les
hydrocarbures a permis la reprise en main par le gouvernement de cette
compagnie, qui était corrompue jusqu’à la moelle et devenue un État dans
l’État. En réaction, H. Chavez a dû affronter une “grève patronale”, qui se
poursuit depuis, ainsi qu’une fuite massive de capitaux. “Les fortes tensions
politiques à l’oeuvre entre le gouvernement et le patronat n’ont pas permis
d’atteindre le ‘climat de confiance’ requis pour réactiver l’investissement
privé, le retour de la croissance et la création d’emplois. (…) Dès lors, “le
processus de désindustrialisation s’est poursuivi” (Lander, 2005, 186).
Le processus paraît plus général encore en Bolivie. Après les
hydrocarbures, “le gaz, la sidérurgie, l’eau et maintenant la téléphonie, avant
les mines et l’électricité : le gouvernement bolivien a fait […] un pas
supplémentaire vers la récupération des régies privatisées durant les années
1980-1990, en annonçant la constitution d’une commission interministérielle
chargée d’ouvrir des négociations avec la multinationale italienne ETI –
actionnaire majoritaire de l’Empresa nacional de telecomunicaciones (ENTEL).
[…] Après ENTEL, La Paz a déjà annoncé que ses prochains objectifs seront la
reconstitution de l’ex-monopole électrique ENDE. […] Des six entreprises
publiques démantelées par Gonzalo Sánchez de Losada, seules ENFE, la société
ferroviaire, et LAB, la compagnie aérienne nationale, ne sont pas en voie de
récupération.” (Pérez, 2007) “Pour le gouvernement d’Evo Morales, faire de
l’Etat le principal actionnaire d’ENTEL est surtout l’occasion de rediriger ses
énormes profits vers les secteurs défavorisés. Avec 90 % de parts de
marché sur Internet et plus de 70 % sur les appels longue distance et la
téléphonie mobile, l’ex-monopole d’Etat aurait “exporté” quelque 300 millions
de dollars depuis sa privatisation en novembre 1995. Autant d’argent qui n’a
pas été réinvesti dans le développement d’ENTEL, accusent les consommateurs.”
(Pérez, 2007)
Du coup, Morales doit affronter la rébellion des riches de la “media
luna”. “La seule force sociale capable de tenir tête au gouvernement du MAS est
l’oligarchie de Santa Cruz. Non seulement il s’agit de la région la plus
prospère du pays [agrobusiness, hydrocarbures], mais elle dispose aussi de
l’unique classe dominante qui a des intérêts spécifiques différents de ceux du
reste des Boliviens, y compris les élites du reste du pays.” (Zibechi, 2007)
“Les classes dominantes de Santa Cruz sont en train de monter un projet
autonomiste pour empêcher que les luttes sociales du pays ne perturbent le
processus d’accumulation de capital et ne mettent des limites à leur pouvoir.
Selon certaines analyses, il est possible que soit déclenchée une guerre interne
à caractère séparatiste, dirigée par l’oligarchie de Santa Cruz. Plusieurs
informations de médias indépendants rendent compte de l’existence de camps
d’entraînement de groupes paramilitaires à Santa Cruz, avec l’appui de
mercenaires colombiens. Il semble évident qu’une fraction des classes
dominantes de cette région est en train de miser sur la guerre.” (Zibechi,
2007)
Il n’en va pas de même en Argentine : le gouvernement de Kirchner
n’a pas recherché d’affrontement avec la classe dominante locale ; il n’a
pas renationalisé les entreprises que Menem avait privatisées. Il s’est
contenté de les surveiller, de congeler leurs tarifs (parfois en les
subsidiant, afin d’éviter des hausses qui pourraient mécontenter et mobiliser
la population) et, exceptionnellement, de ré-étatiser celles qui ne
respectaient pas leurs engagements (dans des secteurs vitaux comme la
distribution de l’eau, la poste, les chemins de fer…).
- Dans les trois pays en question, les
politiques interventionnistes de contrôle des marchés ont eu pour
conséquence de remplir les caisses de l’État. Au Venezuela, “le pétrole
[…] représente aujourd’hui plus de 50 % des recettes fiscales” (S-U,
114), et cela, avec un baril dont le prix ne semble plus avoir de
limite ! “Les revenus du pétrole, qui sont passés de 226 dollars per
capita en 1998 à 728 dollars en 2005, ont été une mine d’or, qui a donné
au gouvernement une énorme liberté face à la capacité du capital privé de
menacer de grèves d’investissements.” (Wilpert, 2007).
En Bolivie, avant Morales, le pays recevrait annuellement 250 millions
de dollars américains pour son gaz et son pétrole : avec la
‘nationalisation des hydrocarbures’, l’augmentation des prix de vente du gaz à
l’Argentine et les volumes plus importants d’exportation, le pays recevrait, en
2007, environ 1.300 millions.” (de la Fuente, 2007, 12). Dès lors, “au
contraire de ce qui se passait au cours des années précédentes, les comptes de
l’État ont présenté [en 2006] un excédent (et non un déficit) de 460 millions
de dollars américains, équivalent à 4,3 % du PIB.” (de la Fuente, 2007)
En Argentine, la gestion des finances publiques se caractérise par une
extrême prudence budgétaire : c’est un “capitalisme national sérieux”
(S-U, 140). Et, comme dans tous les pays latino-américains, le talon d’Achille
est la politique fiscale : “l’État argentin prélève peu et mal” (S-U, 179)
Malgré cela, l’excédent budgétaire est “sans précédent” (S-U, 177) : d’où
vient-il ? L’accroissement des recettes fiscales est venu surtout de la
renégociation de la dette publique, de la dévaluation du peso et de
l’excellente conjoncture économique actuelle : “Le secret de la
récupération argentine réside dans un taux de change qui requiert un dollar
fort, et dans un énorme taux de profit assorti d’une très haute productivité,
alors que les salaires restent très bas.” (Almeyra, 2006) “Dans presque tous
les secteurs, les résultats macroéconomiques de 2006 étaient excellents (de
même que les prévisions pour 2007) et prolongeaient la tendance constante des
trois premières années du mandat de Kirchner.” (S-U, 177)
- Avec l’argent ainsi récolté, ces gouvernants
ont mis en oeuvre des politiques publiques et sociales plus ou moins
importantes.
Au Venezuela, l’État “s’est mis à impulser des politiques de type
offensif, orientées vers la consolidation de sa base politique et sociale
: des politiques publiques concrètes, tangibles, avec des impacts
concrets sur les conditions de vie de la majorité de la population.” Il y a eu
une augmentation significative des dépenses publiques (de 22,7 à 27,8 %)
et des dépenses sociales (de 8,4 à 11,3 % du PIB), entre 1998 et 2001
(Lander, 2005, 182). Ces politiques (le plan Bolivar) sont “focalisées vers les
groupes les plus vulnérables” : réparation des in44 frastructures urbaines
et des routes, construction d’écoles, d’hôpitaux, de logements, distribution de
nourriture, etc. (Lander, 2005, 180-181). On observe aussi “une hausse
significative et viable d’inscriptions scolaires à tous les niveaux.” (Lander,
2005, 182) Pour la santé, avec l’aide de médecins cubains, l’État a offert un
programme de soins et de médicaments gratuits et “de visites à domicile dans
les régions les plus nécessiteuses” (Lander, 2005, 185) “La politique
gouvernementale est telle que le Venezuela est le seul pays du continent où les
droits sociaux progressent.” (Sader, 2005, 79) Cependant, il reste encore
beaucoup à faire : “si vous partez de 1998, […], le taux de pauvreté a été
constamment supérieur pendant les années suivantes. On constate cependant une
tendance à la diminution de la pauvreté à partir de 2004, et il est possible
qu’on arrive en 2006 à un niveau inférieur à celui de 1998.” (S-U, 108)
La Bolivie – où il reste 67,3 % de la population sous la ligne de
pauvreté. (Bernal, 2006, 11) – a suivi le même chemin : “La construction
d’infrastructures hospitalières et éducatives en zone rurale, les programmes
d’alphabétisation, la distribution gratuite de documents d’identité […],
l’importation de tracteurs vendus à faible coût aux agriculteurs et
l’installation de lignes téléphoniques, autant de mesures qui ont marqué la
première année du gouvernement d’Evo.” (S-U, 246)
En Argentine, “d’une part, l’État développa des stratégies d’endiguement
de la pauvreté par l’octroi, toujours plus important, de plans sociaux et d’assistance
alimentaire aux populations concernées ; d’autre part, il s’orienta vers
un renforcement du système répressif visant à maîtriser les conflits sociaux,
en réprimant et en criminalisant les groupes sociaux les plus mobilisés. »
(Svampa, 2005, 116) Cependant, “en ce qui est des indicateurs sociaux […], par
rapport au pire moment de 2002, ils sont tous en hausse, mais, par rapport aux
années 1990, seul l’emploi s’est amélioré.” (S-U, 177) Ainsi, “avec trois
millions de chômeurs en moins, le taux de chômage est passé de 20 % en
2002 à environ 12 % en 2006. Il tournait autour de 15 % dans les
années 1990.” (S-U, 177) “Dans la même période [2002-2006], le taux de pauvreté
est passé de 57 à 33 % (contre 24 % dans les années 1990). L’inégalité
à également décru. […] Entre autres projets pour 2007, le gouvernement a
annoncé une forte hausse du budget de l’éducation, une augmentation des
retraites de 13 % – dont seront bénéficiaires 4,2 millions de personnes –
et un vaste programme de construction de logements sociaux et
d’infrastructures.” (S-U, 177) “Sur le plan social, il a élevé les revenus des
retraités et des instituteurs, bien audelà d’une simple récupération de l’usure
due à l’inflation.” (Almeyra, 2006) Bref, il s’agit plutôt de programme de
récupération du relatif bien-être argentin d’avant les années Menem, que d’une
amélioration par rapport aux années 1990. C’est ce qui explique le jugement
sévère de Zibechi : “Concentration de richesse, en haut, contrôle des
pauvres non organisés au moyen d’allocations, en bas. […] C’est l’un des axes
centraux de la nouvelle gouvernabilité, mais pas le seul. L’autre est la
relégitimation [de l’État] grâce à l’appropriation des bannières historiques
des gauches et des mouvements (droits humains, égalité, etc.) et surtout un
discours – rien qu’un discours – qui ne s’attaque pas aux problèmes de fond
mais qui parvient à diviser les secteurs populaires.” (Zibechi, 2006)
- Mais la politique de “partage du gâteau” reste
extrêmement fragile – clientéliste, voire populiste – aussi longtemps
qu’elle ne repose pas sur une croissance économique durable. En effet, ce
n’est pas parce que l’État récupère une plus grande part de la plus-value
pour la redistribuer, que la richesse nationale produite grandit ! Y
a-t-il eu croissance économique dans ces trois pays ?
Au Venezuela, les chutes de l’investissement, suite à la grève
patronale, ont contribué à celle du produit intérieur brut entre 1999 et 2002.
La chute du PIB est de 7,4 % pour l’année 1999 et atteint 12,6 % pour
l’année 2002.” (Lander, 2005, 176) Même si la croissance a repris après 2004,
“entre 1999 et 2005, le PIB réel par habitant n’a jamais dépassé le niveau
atteint en 1998.” (S-U, 108) En Bolivie, il est trop tôt pour se prononcer sur
cette question. Cependant, en 2006, “le PIB a augmenté de 4,1 % et les
exportations ont augmenté de 40 %.” (de la Fuente, 2007, 12) En Argentine,
“sur le plan économique, le gouvernement bénéficie d’une salutaire et
remarquable reprise de la croissance ; grâce à un boom des exportations
stimulé par la dévaluation drastique du peso argentin, effectuée par Duhalde au
pire moment de la crise, le PIB augmente de 8,7 % alors qu’il avait chuté
de 10,9 % en 2002.” (S-U, 140)
On le voit, la croissance économique reste précaire, dans la mesure où
elle dépend largement de variables que les gouvernants ne contrôlent pas :
ils sont contraints de composer avec les partisans internes et externes du
libre marché. Pour expliquer leur claudication face au néolibéralisme, A. Boron
souligne la “capacité de chantage” des secteurs dominants : “fuite des
capitaux, grève des investissements, pressions spéculatives, corruption de
fonctionnaires, etc.”, à laquelle il est difficile de résister. Il y ajoute “la
nécessité que des gouvernements fortement endettés ont de devoir compter sur la
bienveillance de Washington pour viabiliser leurs programmes » :
traitement préférentiel garantissant l’accès au marché nord-américain pour
leurs produits ; renégociation de leur dette extérieure ; assentiment
pour faciliter l’entrée de capitaux et d’investissements de différents
types ; assistance technique, aide militaire…. (2005, 40)
Cependant, la croissance économique de ces pays ne dépend pas uniquement
des réactions des organisations impérialistes et de leurs complices internes.
Elle dépend aussi des initiatives que prennent les États, et singulièrement, de
leur manière de gérer les entreprises publiques. Une question centrale se pose
ici : les emplois créés sont-ils productifs de richesses ?
Je me limiterai à un exemple. Au Venezuela, la plupart des emplois qui
ont été créés par les financements publics l’ont été dans des petites et
micro-entreprises ou dans des coopératives. “Jouissant d’un revenu énorme et
gérant des quantités d’argent astronomique, le pétro-État vénézuélien est tentaculaire.
[…] C’est donc avant tout l’emploi public qui a augmenté ces dernières
années : il représente aujourd’hui 1,6 million de postes de travail.”
(Lander, 2007, 64) Mais il est loin d’être certain que les initiatives
publiques soient productives. Ainsi, le secteur des coopératives tendrait
plutôt à démontrer le contraire. “Il y aurait actuellement plus de 150.000
coopératives – contre seulement 762 en 1998 ! – employant 7 % de la
population active.” (S-U, 123) Mais les trois quarts seraient inactives ou décédées ;
beaucoup ne subsistent que parce que l’État couvre leur déficit ; d’autres
sont des entreprises privées (pas du tout autogérées), déguisées en
coopératives pour bénéficier des marchés publics et des aides de l’État. Il
semble que “moins de 1 % des coopératives honorent vraiment les principes
du coopérativisme, comme la solidarité et le bénéfice collectif.” (S-U, 124)
Lucena (2007, 64) porte sur cette question le même jugement que Saint-Upéry.
Par ailleurs, il convient aussi de se demander si les entreprises
publiques – que sont Petroleos de Venezuela ou YPFB en Bolivie – auront la
capacité technique d’assumer le rôle central que l’État leur assigne
désormais : être le partenaire principal de tous les investisseurs dans le
secteur stratégique des hydrocarbures. On se souvient, en effet, de ce qu’elles
étaient devenues sous les régimes politiques précédents, de leur incapacité,
inefficience, inefficacité et de leur corruption. Qu’est-ce qui peut nous
garantir qu’il en ira autrement dans le futur ?
Or, face au capitalisme néolibéral mondialisé, l’économie étatique,
l’économie sociale solidaire et l’économie traditionnelle semblent bien être
les trois seules alternatives dont disposent ces gouvernants pour promouvoir la
croissance économique. Comme le déclare le viceprésident bolivien, Alvaro
García Linera, “il ne s’agit plus que l’économie moderne absorbe l’économie
traditionnelle dans le processus de modernisation. Bien au contraire, il s’agit
de reconnaître que ce pôle économique pré-moderne continuera d’exister et qu’il
doit être soutenu par l’État, avec le but de l’articuler, sans le subordonner,
au pôle moderne de l’économie duale qui caractérise la Bolivie.” (Stéfanoni et
Do Alto 2007, 45) Le but n’est donc pas d’étatiser l’économie, mais d’articuler
les entreprises étatiques et privées (boliviennes et étrangères), les
micro-entreprises, l’économie paysanne et l’économie indigène. (S-U, 245)
Articuler, sans subordonner : l’intention est louable, mais la traduction
de ce principe dans la réalité sera sans doute très difficile.
- Nous manquons d’informations fiables sur la
manière dont les trois gouvernements qui nous intéressent ici traitent la
question écologique. Or, si nous manquons d’informations, c’est
manifestement parce que ce problème est largement considéré comme
secondaire, tant au Venezuela qu’en Bolivie ou en Argentine, et partout
ailleurs en Amérique latine et dans les pays du Sud. Ce n’est pas leur
problème ! “Comparée à son grand voisin du Nord, l’Amérique latine
n’est pas un grand pollueur : 5 % du total mondial des émissions
de gaz à effet de serre, selon les derniers chiffres publiés par le
Programme des Nations unies pour l’Environnement” (Schmitz, 120). Á cette
pollution, le Venezuela contribuerait pour 0,6 %, l’Argentine pour
0,5 % et la part de la Bolivie serait négligeable. Ils semblent donc
ne s’y intéresser que parce que les grandes organisations supranationales
les y contraignent. Et ils le font, “du bout des lèvres”, c’est-à-dire
dans leurs discours plus que dans leurs pratiques. Même si elle est
injusti48 fiable, cette attitude est cependant fort compréhensible :
d’une part, puisque les pays du Sud ne sont pas les principaux
responsables de la pollution, ils disposent dans les accords
internationaux de quotas supérieurs à leur pollution réelle ; d’autre
part, ceux qui polluent trop ont le droit, à certaines conditions, de
profiter des excédents de quotas de ceux qui polluent moins. Dans ces
conditions, il est évident que le Nord a grand intérêt à exporter sa
pollution vers le Sud, notamment en y délocalisant ses entreprises et ses
procédés les plus contaminants, et que le Sud a tout intérêt à les
accueillir !
4. Le consensus politique
Les trois gouvernements dont nous parlons ici constituent, sans l’ombre
d’un doute, des pouvoirs forts, des États très interventionnistes. Mais leurs
dirigeants ont aussi été élus par des institutions et des procédures
considérées comme démocratiques. Comment gèrent-ils les rapports, souvent
contradictoires, entre les deux ? Plus précisément, qu’en est-il des
accusations de “dérive autoritaire” qui sont régulièrement portées contre
eux ?
Au Venezuela, la question est d’importance, car le régime de H. Chavéz
déchaîne des passions, pour ou contre, non seulement à cause de ce qu’il fait,
mais aussi à cause de sa manière de le faire… et de le dire ! Beaucoup
craignent une dérive autoritaire du “chavisme”. Pourtant, il a été
“démocratiquement élu, et plusieurs fois relégitimé par les urnes en sept
ans : Chávez a survécu à un coup d’État en avril 2002, à une virulente
grève patronale et pétrolière pendant l’hiver 2002-2003, à un référendum
révocatoire de son mandat en août 2004 et aux manoeuvres permanentes
d’agression politique et diplomatique de Washington.” (S-U, 2007, 93)
Mais, dans sa pratique concrète, respecte-t-il la démocratie ? On
lui reproche “le contrôle politique des organes judiciaires (en particulier le
Tribunal suprême de justice) et de l’autorité électorale ; la politisation
partisane de l’armée et la militarisation de la vie sociale, à travers la
création d’un corps de réserve de type cubain contre la soi-disant menace
d’invasion américaine ; la volonté de discipliner et de contrôler les ONG
à travers une législation restreignant leurs sources de finance49 ment ;
l’idéologisation du système éducatif par l’inculcation des ‘valeurs de la
révolution’ ; les menaces répétées à l’encontre de l’autonomie des
universités sous prétexte de lutte contre leur ‘élitisme’ ; et surtout les
attaques systématiques contre la presse et la liberté d’expression.” (S-U, 97)
Quelques distances vis-à-vis de ce tableau doivent pourtant être prises
ici. Le rapport 2005 du Département d’État des USA, qu’on ne peut évidemment
pas suspecter de “chavisme”, écrit à propos des droits de l’homme au
Venezuela : “La loi garantit la liberté de réunion, et le gouvernement
respecte généralement ce droit dans la pratique.” (S-U, 99) “Il est exact que
le Conseil national électoral (CNE) est contrôlé par une majorité
« chaviste », mais toutes les accusations de fraude lancées par
l’opposition ont été systématiquement démenties par les organismes de contrôle
internationaux.” Même les recteurs des universités, “antichavistes”, ont
confirmé ce fait. (S-U, 99) S’agissant des médias, “il n’y a pas, au Venezuela,
de censure, ni d’intervention directe contre les rédactions.” Et ce, malgré
l’usage très discutable que les médias font de la liberté de la presse :
“en cinq semaines de séjour au Venezuela, j’ai vu six ou sept fois Chávez
comparé, sans broncher, à Hitler dans des journaux prétendument sérieux.” (S-U,
98)
Bref, “la présence d’une tendance à l’autoritarisme et au verticalisme
militaire dans le “chavisme” est indéniable, mais elle est loin d’être univoque
ou irrésistible.” (S-U, 100) La récente création d’un “Parti socialiste unifié
du Venezuela”, censé regrouper la plupart des partis de la gauche autour du
mouvement bolivarien et mener le pays vers le “socialisme du 21e siècle, peut
être interprétée, elle aussi, de deux manières : renforcer la gauche, mais
la placer sous contrôle du gouvernement.
Par contre, le bon fonctionnement des appareils administratifs,
juridiques et répressifs est – depuis bien avant le “chavisme” – perturbé par
la corruption. Or, celle-ci n’a pas diminué avec Chávez, et même, “son
éradication est passée au second plan des priorités du gouvernement” (Lander,
2005, 188) Elle a largement pénétré les partisans du “chavisme” souvent
recrutés par opportunisme. La nomenklatura locale, la “bolibourgeoisie” est
mafieuse et corrompue : “le niveau exorbitant de corruption est tellement
voyant que même une partie des médias pro-gouvernementaux s’en indigne.” (S-U,
125) A la corruption s’ajoute l’insécurité qui règne dans les grandes villes et
qui préoccupe quotidiennement les habitants. Le problème n’est pas nouveau,
mais le régime ne s’est guère montré, jusqu’ici, capable de calmer les
esprits : à la violence mortelle des délinquants répond celle, tout aussi
brutale, de la police, et les homicides ont atteint des proportions telles que
Caracas est devenu une des villes les plus dangereuses du monde.
Cette situation sert de prétexte aux tentations de recourir à la
violence pour reprendre le pouvoir : l’armée et la droite ne cessent de
comploter contre le régime “chaviste” (mettant au moins une fois leur menace à
exécution, en avril 2002) et s’efforcent de déstabiliser le régime en sabotant
la démocratie (notamment, en refusant de participer aux élections) et en
incitant à la violence. Il est vrai que celle-ci est également présente dans
les rangs du “chavisme” et, plus généralement, dans leurs affrontements avec
les opposants, ce qui contribue à renforcer encore le climat d’intolérance qui
règne dans le pays, et que le “style” particulier de Chávez n’est pas fait pour
apaiser.
La situation est plus complexe encore en Bolivie. Il importe de rappeler
d’abord que, si le MAS a largement gagné les élections dans la partie
occidentale du pays (occupée principalement par des populations indiennes et
métissées, où le parti de Morales a remporté plus de 60 % des voix en
moyenne), ce n’est pas le cas dans ce qu’on appelle la “demilune” (Santa Cruz,
Tarija, Beni, Pando : départements habités par des populations plus
“blanches”, qui n’ont voté pour lui qu’à concurrence de 16 à 31 %). Depuis
longtemps, ce déséquilibre “racial” empoisonne la vie politique
bolivienne ; c’est pire encore depuis l’arrivée d’un “indien” au
gouvernement. Cette tension tend notamment à paralyser le fonctionnement de
l’Assemblée constituante.
La question de cette Assemblée est actuellement l’enjeu d’un conflit
décisif. L’élection des 255 Constituants, en juillet 2006, fut un succès pour
le MAS, qui obtint 54 % des sièges, et l’installation de l’Assemblée a eu
lieu en août avec succès. Celle-ci devait, en principe, produire un projet de
Constitution pour le mois d’août 2007, projet qui devait être soumis aux
citoyens par référendum. Mais l’assemblée fut immédiatement paralysée : la
loi prévoit, en effet, que “le nouveau texte constitutionnel doit être approuvé
par deux tiers des Constituants” (de la Fuente, 2007, 13). Or, le MAS ne
dispose pas des deux tiers à l’assemblée. Dès lors, deux interprétations de la
loi s’opposent : le MAS estime que la majorité absolue ne s’applique qu’à
l’ensemble du texte de la nouvelle Constitution, à la fin des délibérations,
alors que l’opposition prétend qu’elle est nécessaire pour adopter chacun des
articles, à chaque étape du processus (de la Fuente, 2007, 13). “D’après
l’accord récemment acquis entre la majorité gouvernementale et l’opposition,
les articles qui ne récolteront pas de majorité des deux tiers seront transmis
à une commission spéciale. Si le désaccord persiste, ils seront soumis à un
référendum populaire.” (Stefanoni, 2007)
Les conflits autour de l’Assemblée constituante perturbent l’ordre
politique interne. L’agitation sociale a repris dans la “demi-lune”, et surtout
à Santa Cruz, pour défendre les deux tiers, au nom de la démocratie, accusant
le MAS de dérive autoritaire. Grèves de la faim, manifestations…, on estime à
un million le nombre des personnes qui se sont mobilisées. Or, un des enjeux
centraux de la nouvelle Constitution est la question de l’autonomie des
départements, donc, rien de moins que celle de l’intégration nationale.
En Argentine, “le gouvernement de Néstor Kirchner […] agit de manière
conséquente sur quelques fronts – comme les droits de l’homme, l’épuration de
la Cour suprême et la réorientation de la politique internationale de
l’Argentine” (Boron, 2005, 43) Il “a décapité la hiérarchie militaire” et opéré
une “purge drastique de la police fédérale”, il s’est attaqué à la “majorité
automatique constituée par les juges véreux nommés par Menem”, et “a fait
annuler par le Parlement les loi du ‘devoir d’obéissance’ et de ‘punto final’”,
ce qui entraîne la réouverture de certains procès contre des tortionnaires. (S-U,
139)
Cependant, “pendant les deux premières années de son gouvernement,
Kirchner a dicté pas moins de 140 décrets dits “de nécessité et d’urgence” […].
Plus récemment, il a introduit des réformes qui consolident son modèle de
démocratie ‘délégative’ et ‘décisionniste’ […], ainsi que ladite “loi des
superpouvoirs”, qui renforce l’autorité du chef de cabinet (sorte de premier
ministre).” Il incarne “la figure du Prince de Machiavel”, écrit Saint-Upéry
(186), qui se laisse sans doute influencer par l’aspect physique du personnage.
5. Le contrat social
La question sociale est au coeur du problème du développement éthique et
viable. Chaque gouvernement se doit d’instituer des dispositifs qui
garantissent la coexistence pacifique – donc de réduire ou d’élimi52 ner les
sources potentielles de violence – de l’ensemble des groupes d’intérêt qui
composent sa population. Mais, pour aboutir à ce résultat, la tentation est
grande de recourir à des méthodes répressives, visant à interdire l’expression
des intérêts qui sont jugés incompatibles avec le “maintien de l’ordre” et, du
même coup, d’exclure du “jeu” de la démocratie sociale des groupes minorisés –
qui ne sont pas forcément minoritaires !
Ainsi, au Venezuela, “l’État a joué ici un rôle de moteur de la
mobilisation et de l’organisation sociale. […] Toutefois, la manière dont le
gouvernement appuie le mouvement social remet en question l’autonomie de ce
dernier…” (Sader, 2005, 79) En s’attaquant durement au syndicalisme sclérosé,
bureaucratique et corrompu, pratiqué par la Confédération des travailleurs
vénézuéliens (CTV), Chávez a rendu possible le redéploiement du mouvement
ouvrier. “Un nouveau syndicat finit par voir le jour en 2003, l’Union nationale
des travailleurs (UNT), avec pour objectif explicite d’être l’interlocuteur du
gouvernement. […] Cependant, l’orientation centraliste et présidentialiste du
pouvoir est telle que l’UNT est souvent mise devant le fait accompli.” (Lucena,
2007, 62) D’une manière plus générale, un État riche est toujours tenté de
s’acheter une clientèle politique et de la fidéliser en redistribuant la
richesse : cela s’appelle du populisme. Or, on ne résout pas le problème
de la pauvreté par des politiques d’assistance sociale, si généreuses
soient-elles, mais en mettant en place des dispositifs de qualification et
d’insertion professionnelles et en créant de vrais emplois, productifs, qui
contribuent à la production de richesses.
Ce danger menace autant la Bolivie que le Venezuela, bien que la
question sociale s’y pose d’une manière très différente et bien plus complexe.
On s’en souvient, la victoire électorale d’Evo Morales a été préparée par une
longue période d’agitation sociale : en avril 2000, la “guerre de l’eau”,
à Cochabamba, contre sa privatisation ; de mai 2002 à février 2003, la
révolte de El Alto, réclamant une assemblée constituante, contre le Président
Sanchez de Losada ; de février à octobre 2003, la “guerre du gaz”, qui
obligea Sanchez de Losada à démissionner ; en juin 2005, la seconde
“guerre du gaz”, qui contraignit son successeur, Carlos Mesa, à mettre fin à
son mandat et déboucha sur les élections de 2005 (Suarez, 2005, 49). Suite à
cela, “le triomphe électoral du 18 décembre 2005 a porté au gouvernement une
nouvelle gauche nationaliste, qui se conçoit comme l’instrument politique des
syndicats paysans, des organisations indigènes et du mouvement social populaire
urbain, qui, depuis 2000, animent un nouveau cycle d’action collective
contestataire, porteuse de revendications anti-néolibérales.” (Stefanoni et Do
Alto, 2007, 44).
Avec l’élection d’Evo Morales, “le caractère excluant et ethniquement
discriminatoire de l’État bolivien – basé en 1825 sur l’exclusion de 90 %
de sa population, les peuples ‘originaires’ aymaras, quechuas, guaranis, etc. –
est fondamentalement remis en question.” (Stefanoni et Do Alto, 2007, 44) Comme
le dit bien Álvaro Garcia Linera : “Dans ce pays, […] les Aymaras sont
25 %, le Quechuas 30 %, les Guaranis 4 % et les métis 32 %.
Nous sommes un pays de minorités.”
Le nouveau pouvoir cherche donc à, “refonder la démocratie et la paix
sociale sur un État multiculturel” à “constituer un État social, qui définisse
la politique sur la base de la consultation, de la délibération civique.” (S-U,
244) “Sur le plan politique, cette proposition se traduit dans un ‘Etat
plurinational’, qui ne prévoit pas seulement les autonomies départementales […]
– mais aussi des autonomies indigènes, où des formes politiques et juridiques
propres seront respectées.” (Stefanoni, 2007)
Morales est un leader charismatique et plutôt autoritaire, mais pas à la
manière de Chávez : “A la différence du populisme classique dans lequel la
relation entre le leader et les masses est directe […], le leadership de
Morales s’exerce à travers une multiplicité d’organisations corporatives et de
mouvements sociaux auxquels il doit rendre des comptes, sorte de version
bolivienne du ‘commander en obéissant’ des zapatistes mexicains.” (Stefanoni et
Do Alto, 2007, 47)
Dès lors, le défi le plus difficile à relever pour le gouvernement d’Evo
Morales est celui de la refondation d’un contrat social – une nouvelle
Constitution – permettant la coexistence pacifique de l’ensemble des Boliviens
dans une nation intégrée. Il faudra beaucoup d’imagination et de patience pour
réinventer une nation unie, qui permet à tous de vivre pacifiquement avec les
autres. D’autant plus que les enjeux ne sont pas seulement culturels ou
politiques, mais aussi très matériels. “Les pressions sociales et régionales
sont de plus en plus importantes en ce qui concerne l’utilisation de la rente
produite par l’exploitation des hydrocarbures. Tous sentent qu’ils ont le droit
d’exiger leur part… » (de la Fuente, 2007, 12) De graves conflits ont déjà
éclaté entre régions autour de l’enjeu du partage des bénéfices de
l’industrialisation du gaz.
Dans cette nouvelle conjoncture, qui éveille les appétits, le
gouvernement a organisé un référendum sur les autonomies. En majorité
(58 %), les électeurs ont voté non ! Cependant, ces résultats
inversent ceux de l’élection de Morales : ici ce sont les régions
orientales (les plus riches), qui sont favorables à l’autonomie (certaines sont
même ouvertement sécessionnistes), alors que le centre et l’ouest n’en veulent
pas ! (de la Fuente, 2007, 13) Du coup, le MAS lui-même est divisé sur la
question, non seulement entre partisans et adversaires de l’autonomie, mais
aussi, entre ceux qui pensent qu’elle ne doit concerner que les départements et
ceux qui estiment qu’elle doit s’étendre aussi aux communautés culturelles.
Deux positions extrêmes, difficilement conciliables, s’affrontent
ainsi : d’un côté, le projet du Pacto de Unidad [accord entre les
populations indiennes et afro-descendantes] qui prévoit non seulement l’octroi
du statut de nation aux peuples autochtones, mais aussi “la restitution des
territoires ancestraux, l’autogouvernement sur ces territoires et le pluralisme
juridique, politique, culturel et linguistique”, et exige aussi que “les
ressources naturelles […] se trouvant sur ces territoires soient déclarées
propriété autochtone” ; de autre côté, le projet de la Nación Camba, qui
exige l’autonomie des quatre départements formant la “media luna.” (Rousseau,
2007)
Mais toute la question est de savoir ce qu’est une “communauté
culturelle”, dans un pays où cinq siècles de domination raciale ont détruit
l’identité fière d’une grande partie des peuples originaires : ainsi, au
recensement de 2001, seuls 19 % de la population s’est déclarée
“indigènes”, alors que 65 % se déclarèrent “métis” (de la Fuente, 2007,
14) Que deviendront les métis dans un État pluriethnique ? “C’est pourtant
grâce à l’appui de cette classe moyenne urbaine [métisse] que la MAS a pu
remporter les élections de 2005 avec un si haut pourcentage de suffrages.”
(Rousseau, 2007) Aujourd’hui, ils introduisent des tensions, parce qu’ils ne se
sentent pas assez considérés dans le projet.
Le fait qu’une bonne partie des ministres, conseillers et parlementaires
viennent “d’en bas”, de ceux qui ont été exclus pendant cinq siècles”, ne
garantit rien. “Ce changement ne signifie pas que les modes et manières de
faire aient changé. Tout indique que le style de la politique “d’en haut” se
maintient. […] Le problème de fond est que le style imposé dans l’Assemblée
constituante reproduit les modes traditionnels de la politique
bolivienne : négociation et accords entre les chefs des partis, dérobant
le débat à la population. » (Zibechi, 2007) En outre – comme ce fut déjà
le cas dans le passé –, on observe un clientélisme politique et un usage du MAS
comme ‘agence d’emplois’ pour ses militants (S-U, 246)
En Argentine, les mouvements sociaux, issus de la grande crise de 2001,
ont été le produit de l’imagination et de la capacité d’organisation des masses
populaires pressées par l’urgence. Or, Kirchner a, d’un côté, réprimé les
actions jugées illégales ou trop dérangeantes de certains des mouvements
sociaux (croisade anti-piqueteros) et, de l’autre, cherché à coopter et à
intégrer dans les appareils de son gouvernement, les groupes les moins radicaux
(Svampa, 2005). “Contenir les salaires, s’allier avec les pires Charros 13
anti-ouvriers et serviles (les gordos de la CGT) et empêcher l’émergence d’un
mouvement ouvrier et d’autres mouvements sociaux qui soient indépendants de
l’Etat, […] telle a été la politique officielle inamovible. [Ainsi, il ne
concède pas de personnalité juridique à la Centrale des travailleurs argentins
(CTA), dont une partie des dirigeants sont pourtant kirchnéristes.] Toutes les
augmentations de salaire (autrement dit, l’extension du marché interne) ont été
obtenues par des grèves illégales et c’est seulement très récemment que le
gouvernement a négocié des augmentations avec les corporations
professionnelles, pour préserver, essentiellement, la direction
pro-gouvernementale de ces dernières.” (Almeyra, 2006) En outre, comme au Chili
ou en Uruguay, il reste en Argentine (dans le Nord, l’Ouest et le Sud) quelques
minorités ethniques disséminées. Elles sont loin d’être aussi combattives qu’en
Bolivie et (par conséquent) ne semblent pas faire l’objet d’une préoccupation
spécifique de la part du gouvernement Kirchner – pas plus d’ailleurs que de ses
prédécesseurs.
6. Le projet culturel
Pour développer un pays, il faut investir tellement d’énergie,
d’efforts, de sacrifices, qu’il est préférable qu’une majorité des gens y
croie : les élites économiques et politiques peuvent difficilement faire
leur “bien” malgré eux, contre eux, ni même dans leur indifférence. Il faut un
projet crédible, un modèle susceptible de mobiliser les sentiments, auquel les
gens puissent s’identifier, duquel ils puissent retirer quelque fierté. Bref,
une utopie (au bon sens du terme). A cette fin, on peut ressusciter les utopies
d’avant-hier : la religion et les traditions qui en dérivent ; les
liens de sang (famille, clan, tribu, ethnie) et de territoire ; on peut
ressusciter les utopies d’hier, celles de la modernité : le nationalisme,
le communisme, le socialisme, le libéralisme ; mais toutes ont montré
leurs limites – et souvent, avec quelles conséquences : elles ont parfois
produit du développement, mais elles se sont toujours dégradées en idéologies,
servant à justifier les dominants et à abuser les dominés. On peut encore en
inventer de nouvelles : l’altermondialisme, les droits de l’homme, de
l’individu, l’écologie… L’homme est ainsi fait : il doit croire parce qu’il
a besoin de sens. Mais, quand il croit, il a une fâcheuse tendance à vilipender
et discriminer ceux qui ne partagent pas sa foi ! Donc…
Donc, Hugo Chavéz, comprenant bien cette exigence, propose à son peuple
de croire à la “révolution bolivarienne” et au “socialisme du 21e
siècle” : il s’agit d’un mélange de panaméricanisme latin
anti-impérialiste et de socialisme d’inspiration castriste (Bolivar + Castro).
Cependant, Chávez sait fort bien qu’on ne peut plus reproduire nulle part un
régime communiste de type soviétique. Même au nom de l’égalité, on ne peut
plus, dans la modernité d’aujourd’hui, mettre la liberté “entre
parenthèses” ! Or, le Venezuela, autant que l’Argentine ou les autres pays
du Cône sud, est profondément pénétré des cultes de la consommation, de la
compétition et de la communication, et de la culture de l’individu, du sujet et
de l’acteur. Saint-Upéry note avec justesse la “frénésie consumériste” qui
caractérise les Vénézuéliens, surtout, les “nouveaux riches chavistes” :
dans les malls de Caracas et… de la Floride ! (S-U, 105)
Qu’y a-t-il donc de neuf dans le “socialisme du 21e siècle” ? La
réponse n’est pas très claire (voir Wilpert, 2007) : on fait la route en
marchant, et les belles idées ont bien du mal à se traduire dans des réalités !
Á côté de la réaffirmation forte du rôle d’intervention et d’initiative de
l’État, on insiste sur l’importance de la démocratie sociale (autogestion,
coopérativisme, entreprises de production sociale, gestion participative dans
les conseils communaux), sur la place de la solidarité (dans les politiques
sociales internes et dans la coopération avec les autres pays
latino-américains). “Il s’agit plutôt d’une forme de socialisme plus
libertaire, dans la mesure où il cherche activement la participation citoyenne
ainsi que des formes de démocratie directe.” (Wilpert, 2007)
Mais ce “néo-socialisme”, pour se consolider, a besoin de surmonter
quelques obstacles importants : “Le principal est probablement la
persistance d’une culture de clientélisme. […] De nouvelles formes ont vu le
jour. […] Les dirigeants du gouvernement Chávez empêchent souvent les
anti-chavistas… d’accéder à des emplois ou à certains services publics.”
(Wilpert, 2007) Haro sur les infidèles ! “Le deuxième obstacle interne est
le culte latent autour de la personnalité de Chávez et la tendance au Venezuela
à la personnalisation de la politique en général. […] Les critiques provenant
de ses propres rangs sont très rares et celles de l’extérieur sont très vite
discréditées. […] Le troisième obstacle interne est une forte tendance à une
direction hiérarchique, de haut en bas, pas seulement de la part de Chávez,
mais aussi de la part de tous les fonctionnaires de l’administration publique.”
(Wilpert, 2007). On le voit, il est bien difficile de mobiliser les gens dans
un grand projet de société sans tomber dans le sectarisme, le dogmatisme, voire
le fanatisme.
Evo Morales propose aussi un grand projet de société, semblable par
certains aspects à celui de Chávez, mais qui bouleverse plus profondément
encore l’ordre séculaire existant. Avec moins de rhétorique médiatique, plus de
modestie et de crédibilité, plus de pragmatisme aussi, il projette de
construire un “État plurinational et pluriculturel” sur une “économie
intégrée”. Voyons ce qu’en dit Alvaro García Linera, viceprésident bolivien et
“intellectuel organique” du régime. Trois grands défis doivent être
affrontés : construire l’égalité entre les peuples qui composent la
nation ; transformer l’économie primaire exportatrice en une économie complexe
et flexible, articulée au monde globalisé ; résoudre la question de la
distribution territoriale du pouvoir. La Bolivie traîne ces trois problèmes, et
les conflits incessants qu’ils ont causés, depuis le début de son
histoire : ils doivent être maintenant relevés tous en même temps (2007,
3).
Quant à N. Kirchner, après le fameux cri des citoyens écoeurés par la
crise de 2001-2002 – “que se vayan todos !” –, son projet consiste surtout
à restaurer l’ordre social et la crédibilité de la politique et de l’État. Il
compte pour cela sur un “capitalisme sérieux”, appuyé par quelques restes
réchauffés de foi péroniste. Mais son projet reste fondamentalement néolibéral,
même s’il est étroitement surveillé par l’État.
7. Les modes d’intervention de l’État
Face aux conséquences souvent désastreuses d’un néolibéralisme sauvage,
et sous la pression de mouvements populaires plus ou moins mobilisés, l’État
est donc bien “de retour” en Amérique latine – comme d’ailleurs dans bien
d’autres nations du monde (notamment en Europe). Cependant, les conditions de
ce retour sont différentes dans chaque pays, et dès lors, les modes
d’intervention de l’État le sont aussi. Comment pouvons-nous les
distinguer ? En évaluant leurs manières de résoudre les contradictions du
développement éthique et viable.
Argentine
Sous le régime de N. Kirchner, l’Argentine participe activement aux
échanges inter-sociaux, sans trop chercher à imposer aux investisseurs
étrangers des conditions nouvelles, plus conformes à l’intérêt national :
l’autonomie inter-sociale n’est pas sa préoccupation majeure. Il lui faut,
avant tout, relancer la croissance économique pour rattraper le recul
catastrophique engendré par la crise et, pour cela, l’Argentine a besoin des
investisseurs, qu’ils viennent du dedans ou du dehors. Bien sûr, il faut tout
de même les surveiller de près, afin qu’ils tiennent leurs promesses, mais sans
remettre en cause les privatisations. Il faut aussi calmer la demande sociale,
qui a explosé avec la crise : créer des emplois, contrôler les prix à la
consommation, réduire l’indigence et la pauvreté, améliorer le sort de quelques
groupes sociaux. Donc, une certaine redistribution s’impose, mais sans risquer
de fâcher les classes dominantes (donc, ne pas changer la politique fiscale, ne
pas trop laisser monter les salaires, n’étatiser une entreprise que quand c’est
inévitable), et sans mettre en péril les finances publiques (distribuer, mais…
au comptegoutte) ! Tout cela nécessite un pouvoir fort, alors que
Kirchner n’a été élu que par 23 % d’électeurs fatigués, dans un climat
maussade. Ce n’est pourtant pas l’opposition politique, complètement
discréditée, qui le tracasse, mais l’agitation sociale. Il faudra donc poser
quelques gestes symboliques (sur la question des droits de l’homme) et surtout,
s’assurer de l’appui des syndicats péronistes (los gordos de la CGT) et
“récupérer” les mouvements sociaux nés de la crise : s’allier avec les
plus modérés (las empresas recuperadas), réprimer les plus excités (los
piqueteros). Et, si possible, gouverner par décrets : urgence
oblige !
Il me semble que l’on peut parler ici – comme au Chili, en Uruguay ou
même au Brésil – d’un État régulateur. Il s’agit d’un développement construit
sur une combinaison du modèle de la compétition et du modèle social-démocrate.
C’est du néolibéralisme, mais tempéré par des programmes sociaux. Il ne s’agit
en aucun cas de tuer la “bête” néolibérale, mais de contenir les effets
néfastes et de limiter les dégâts qu’elle cause, tout en profitant de son
énergie et de sa créativité, et en redistribuant timidement, lentement, une
partie des richesses qu’elle engendre. Kirchner n’est donc pas, comme Morales
(ou Lula), le porteparole du peuple ; il n’est pas non plus, comme Chávez,
le bienfaiteur du peuple : il est l’arbitre (comme Lagos, Bachelet ou
Vásquez), celui qui régule le modèle néolibéral, de manière à ce que le gâteau
grandisse et qu’il soit raisonnablement partagé.
Venezuela
H. Chavez, au contraire, n’y va pas par quatre chemins avec la classe
dominante vénézuélienne et les investisseurs étrangers : il affronte. Mais
il peut se le permettre. “Tandis que la plupart des gouvernements de gauche,
comme celui de Lula au Brésil, doivent constamment choisir entre poursuivre des
politiques progressistes et s’aliéner le capital et donc le bien-être
économique, ou encourager l’investissement privé et abandonner les politiques
progressistes, le gouvernement de Chávez est, lui, largement délivré de ce
dilemme. Les énormes revenus du pétrole permettent au gouvernement d’investir,
de poursuivre des politiques fiscales et de régulation progressistes, de
dépenser librement, sans avoir à s’inquiéter vraiment de la fuite des capitaux
et du désinvestissement.” (Wilpert, 2007). C’est là sa force, mais aussi sa
faiblesse. Car ce n’est pas sans raison que le pétrole a été appelé l’
“excrément du diable” ! Trop d’argent facile permet de tout acheter, sans
résoudre durablement les problèmes du développement 14. Et ce ne serait pas la
première fois que cet excrément empesterait le Venezuela. Sous le régime de
l’Action Démocratique, en particulier pendant le premier mandat de Carlos
Andrés Pérez, en 1974-1979, les classes riches et moyennes avaient accaparé le
gâteau pétrolier, sans états d’âme, très égoïstement. “Depuis bien avant
Chávez, le Venezuela est un capitalisme d’État rentier, où le plus gros
employeur formel est l’État, et où le secteur privé entretient avec celui-ci
des relations de type clientéliste souvent incestueuses.” (S-U, 120) Jusqu’à
présent – mais il n’est là que depuis sept ans –, Hugo Chávez n’a pas changé le
mode de fonctionnement du pays 15 : il s’est contenté de servir les
intérêts d’une autre clientèle. Il est en train d’offrir maintenant aux classes
populaires l’occasion de prendre leur part. Mais cela va-t-il résoudre durablement
la question du développement ?
“Il semblerait que, pour l’instant, la ‘révolution bolivarienne’ offre
aux secteurs populaires plus de ‘reconnaissance’, certes assortie de toute une
gamme de programmes d’urgence, que de réelle ‘redistribution’. […] Pour des
millions de Vénézuéliens déshérités, les missions bolivariennes signifient que
l’État les prend enfin en compte et les soustrait à l’invisibilité sociale.”
(S-U, 109) Mais, la recette n’est pas exempte d’effets pervers ! Vendre du
pétrole, servir sa clientèle et se faire réélire, c’est trop facile et surtout,
cela encourage les citoyens à s’installer dans le rôle de clients de l’État,
sans souci d’efficacité ni de rentabilité : c’est le cas de beaucoup
d’employés du secteur public et des travailleurs du secteur de l’économie
sociale (les coopératives), sans compter les assistés. En outre, tant que la
clientèle est satisfaite – mais attention quand elle ne le sera plus ! –,
elle n’est pas très regardante et elle laisse faire la dérive autoritaire :
les masses ont davantage besoin de bien-être matériel et social que de
démocratie (et d’écologie) ! Enfin, le résultat de tout cela, c’est que la
corruption s’installe, gangrène tout le système, et que les privilèges et les
inégalités sociales se reproduisent alors au sein même de la clientèle :
ce qui sonne, infailliblement, le glas du régime !
Bien sûr, beaucoup de projets sont en cours, qui doivent corriger toutes
ces tendances : assurer une meilleure diversification des exportations,
une plus grande substitution des importations, notamment alimentaires, et
“faire grandir le gâteau”. Par ailleurs, le projet de socialisme bolivarien
cherche bien à limiter la dérive autoritaire, à renforcer la démocratie
politique et sociale et à limiter le sectarisme “chaviste”. Nous en attendons
les résultats avec espoir.
Pour aujourd’hui, le “chavisme” nous apparaît, comme un processus de
développement construit sur une combinaison sui generis entre un modèle de la
compétition et un modèle de la révolution. Mais il reste un modèle fragile des
points de vue économique (on ne prépare pas l’avenir d’un pays en se contentant
de vendre ses ressources), démocratique (la dérive autoritaire accompagne le
clientélisme), et même, à moyen terme, social (on fabrique des assistés) – sans
parler d’écologie !
Bref, le mode d’intervention spécifique du « chavisme » est
celui d’un État clientéliste : il cherche bien une alternative au
néolibéralisme, par des voies anciennes (les nationalisations) et nouvelles
(l’économie sociale solidaire), mais il prétend l’inventer “par le haut” :
l’État se dote d’une clientèle, fidélisée par la distribution de la rente
pétrolière, qui confirme le mandat de son Président à chaque élection ;
celui-ci étend ainsi son pouvoir sur tous les appareils de l’État et oriente le
développement à partir de cette position de pouvoir. Cela durera tant qu’il
contrôlera et qu’on lui achètera son pétrole… !
Bolivie
Sur le plan économique, la politique d’E. Morales ressemble fort à celle
de H. Chávez. Et elle présente aussi les mêmes dangers, la même fragilité du
point de vue du développement viable. Cependant, en Bolivie, les urgences sont
ailleurs : il faut d’abord instaurer un nouvel ordre politique (la
répartition territoriale du pouvoir) et restaurer le contrat social (l’égalité
entre les peuples).
Le gouvernement prétend instituer un type de contrat social qui
reconnaisse une autonomie relative de décision à des régions (les départements)
et des communautés (les ethnies) sur un même territoire. 16 On imagine sans
peine combien de temps – et de conflits, de négociations, de compromis – il
faudra pour établir en Bolivie, sur un territoire immense comportant de
nombreuses identités ethniques métissées, une nouvelle coexistence
pluriculturelle et plurirégionale, plus ou moins pacifique. Toute l’originalité
du projet, mais aussi toute sa fragilité, se situent dans cette tentative
périlleuse, si délicate que n’importe quel groupe armé pourrait la faire
péricliter.
En outre, ce projet est construit par un État qui prétend mettre en place
une alternative au néolibéralisme : une intégration, sous contrôle de
l’État, de l’économie traditionnelle pré-moderne, du capitalisme privé
(national et étranger) et de l’économie étatique. Projet utopique, sans doute –
et c’est en cela qu’il est intéressant – qui, s’il réussissait, apporterait une
vraie nouveauté dans les politiques de développement. Enfin, un tel projet
n’est réalisable qu’avec l’appui des masses populaires, et en particulier des
peuples autochtones qui soutiennent le MAS et le gouvernement d’Evo Morales.
Considérant aujourd’hui l’ensemble du projet – mais ce n’est encore
qu’un projet, entrepris depuis deux ans seulement ! – il semble que le
mode spécifique d’intervention soit ici celui d’un État intégrateur. Le modèle
d’Evo Morales me paraît être la première tentative d’un État latino-américain
de s’inspirer du modèle de l’identité culturelle, en le combinant avec le
modèle social-démocrate – et donc d’échapper, au moins en partie, aux quatre
modèles ethnocentristes qui ont été essayés depuis un demisiècle.
Conclusion
Pendant tout le 20e siècle, et surtout durant la seconde moitié, les
nations latino-américaines ont tenté de se développer. Tous les pays ont
essayé : même les plus petits d’entre eux (ceux d’Amérique centrale et des
Caraïbes) ont eu, un jour ou l’autre, l’espoir d’y parvenir. Entendez par là
que, dans chacun des vingt-deux pays qui composent l’Amérique latine, il s’est
trouvé, à un ou à plusieurs moments de son histoire, des acteurs (politiques,
sociaux et économiques) porteurs d’un projet de développement, s’emparant des
rênes de l’État, et s’efforçant de le réaliser. Chaque essai a éveillé des
espérances. Quelques progrès ont été faits, quelques traces sont restées de
toutes ces tentatives, menées par différentes voies, que nous avons tenté
d’inventorier ici. Pourtant, aujourd’hui, les PIB des pays les plus riches de
l’Amérique latine (ceux du Cône sud) n’atteignent pas le quart de ceux des pays
industrialisés du Nord. Comment expliquer cela ?
Si l’on s’attache à examiner en détail l’histoire concrète de chaque
cas, de chaque essai particulier, on s’aperçoit que, quelle que soit la voie
choisie, l’acteur porteur d’un projet de développement, ayant pris le contrôle
du gouvernement, s’est heurté à d’autres acteurs qui ont tenté de le détourner,
de le saboter, de le corrompre, de l’arrêter, et ont fini par l’empêcher, soit
par la force, soit par la ruse, d’arriver à ses fins. Ces autres acteurs
étaient toujours à la fois internes et externes : des forces politiques, économiques
ou sociales, qui n’avaient, à court terme, aucun intérêt à voir réussir la
tentative entreprise, par la voie choisie. Les intérêts particuliers ont
toujours fini, tôt ou tard, par triompher de l’intérêt général. Malgré les
beaux discours généralisés, les “acteurs d’anti-développement” se sont révélés,
à chaque fois, plus puissants que les acteurs de développement, au point
d’édulcorer, d’affaiblir, d’éliminer le projet en cours.
S’il en est ainsi, que restera-t-il, dans cinq ou dix ans, des tentatives
de Fidel Castro, d’Hugo Chávez, d’Inacio Lula, de Nestor Kirchner, d’Evo
Morales, de Tabaré Vasquez, de Michelle Bachelet, de Rafaél Corréa, de Daniel
Ortega ou d’autres à venir ?
Autrement dit, contrairement à ce qu’en disent les théoriciens, le développement
ne serait pas d’abord une affaire de mentalité culturelle (théorie de la
modernisation), ou de domination impérialiste (théorie de la révolution), ou
d’excès néfaste d’intervention étatique (théorie de la compétition), ou
d’insuffisance de démocratie politique et sociale (théorie de la démocratie),
ou d’inadéquation de ces modèles aux identités culturelles (théorie de
l’identité). Tous ces obstacles-là sont bien réels, mais un acteur politique et
économique décidé à les surmonter peut y parvenir avec l’appui des peuples, qui
ne demandent qu’à améliorer leurs conditions matérielles et sociales de vie. Le
problème majeur n’est donc pas là où les sociologues et économistes ont
l’habitude de le situer. Il est dans les rapports de force entre les acteurs
qui veulent le développement d’une nation et ceux qui n’en veulent pas (pas du
tout, ou pas selon telle ou telle voie). Que faire alors ?
Il me semble que l’histoire concrète du développement nous enseigne que
les tentatives qui réussissent le mieux (et qui durent le plus longtemps) sont
celles qui reposent sur une alliance conflictuelle entre une élite politique et
économique porteuse d’un projet de développement et les mouvements sociaux
organisés des classes populaires : la première prend le contrôle de l’État
et met en oeuvre son projet ; les seconds l’appuient, l’aident à se
défendre contre le sabotage interne et externe, mais aussi la contrôlent avec
vigilance, pour l’empêcher de dériver, de profiter du pouvoir et de trahir.
Cette alliance-là paraît féconde, car elle met en branle un cercle
vertueux. Mais elle est très fragile et le cercle peut redevenir vicieux pour
plusieurs raisons : je me limiterai à en souligner deux, essentielles.
- L’élite s’efforce presque toujours d’échapper
au contrôle des mouvements sociaux (et pour cela elle les achète, les
récupère, les corrompt, les réprime) et, si elle y parvient, le plus
souvent, elle se corrompt elle-même ; et de son projet, elle finit
par ne plus conserver que la rhétorique ;
- Les mouvements sociaux tendent presque
toujours à s’endormir s’ils sont repus ou, au contraire, à s’exalter s’ils
sont déçus : ils sont soit trop insouciants, soit trop impatients.
Insouciants, ils laissent l’élite échapper à leur contrôle ;
impatients, ils la débordent et, en exigeant tout et tout de suite, ils
l’affaiblissent, la divisent (entre radicaux et modérés) et l’empêchent de
gouverner.
Cette alliance vertueuse, mais délicate, peut, en principe, se produire
dans n’importe lequel des cinq modèles de développement dont il a été question
ici. Cependant, il me semble clair qu’elle sera nettement plus fragile dans
deux d’entre eux : le modèle révolutionnaire et le modèle néolibéral. Dans
le premier, en effet, l’élite instaure un parti unique qui soumet les mouvements
sociaux à son contrôle. Quant au second, il repose explicitement sur la
croyance perverse qu’il n’est pas nécessaire de contrôler les élites, puisqu’en
poursuivant leurs intérêts particuliers, elles sont censées faire l’intérêt
général.
J’exprime donc une nette préférence pour les modèles de la démocratie et
de l’identité culturelle. C’est pourquoi j’ai tant espéré, hier, du projet de
Salvador Allende au Chili, et j’attends tellement, aujourd’hui, du modèle d’Evo
Morales en Bolivie. Je souhaite au second un destin meilleur que celui qu’a
connu le premier !
Bibliographie
Almeyra Guillermo (2006), “L’Argentine de Kirchner : un bilan
provisoire” in RISAL, 13-07-06.
Arruda Sampaio Plinio (2005), “Lula, un gouvernement décevant pour le
mouvement social brésilien”, in Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique
latine, Revue Alternatives Sud, vol. 12/2.
Bajoit Guy (2003), Le Changement social, Paris, Armand Colin.
Barrera Guarderas Augusto (2005), “Équateur : le mouvement
indigène, entre le social et le politique”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Bernal Federico (2006), “Bolivia : la tercera es la vencida”, in Le
Monde Diplomatique (edición chilena), décembre 2006, p. 11.
Boron Atilio (2005), “Les défis de la gauche latino-américaine à l’aube
du 21e siècle”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Chávez Walter (2007) “La Bolivie a cessé d’être un pays mendiant”, in
RISAL, 01-05-07.
De la Fuente Manuel (2007), “Le triomphe d’Evo Morales. Le début d’une
nouvelle ‘institutionnalité’ ou le retour des conflits sociaux ?” (texte
manuscrit).
Duterme Bernard (2000), “Peuples indigènes et minorités ethniques :
les conditions sociales de leur reconnaissance.”, in Alternatives Sud, Vol.
7/2.
Duterme Bernard (2005), “Conditions, formes et bilans du retour de la
gauche en Amérique latine”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Duterme Bernard (2007), “Amérique latine : les mouvements sociaux
du virage à gauche” (CETRI, Texte manuscrit).
García Linera Álvaro (2007), “Fructificará Bolivia plurinacional, unida
y poderosa”, in La Época (dossier : entretien avec Coco Cuba), 2 septembre
2007.
Gonzalez Casanova Pablo (2000), “Les Indiens du Mexique à l’aube du
nouveau millénaire”, in Alternatives Sud, Vol. VII/2.
Houtart François 2007, “De la resistencia a la ofensiva en América
latina : ¿Qué desafìo para el análisis social ?” (Document
manuscrit).
Lander Edgardo (2005), “Le Venezuela à la recherche d’un projet contre-
hégémonique”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Lucena Héctor (2007), “Venezuela : le mouvement ouvrier dans la
révolution bolivarienne”, in États des résistances dans le Sud, Revue
Alternatives Sud.
Ouviña Hernan (2005), “Les nouvelles radicalités politiques en Amérique
latine : zapatistes, piqueteros et sans-terre”, in Alternatives Sud, vol.
12/2.
Perez Benito (2007), “Evo Morales reprend le téléphone avant de
nationaliser l’électricité”, in RISAL, 03-05-07.
Polet François (2007), “Dynamisme et défis des mouvements sociaux dans
le Sud”, in États des résistances dans le Sud, Revue Alternatives Sud.
Rousseau Stéphanie (2007), “La Bolivie en transformation :
pluri-nation, décolonisation et autonomie”, in La Chronique des Amériques,
n°14, juin 2007 (Centre d’études internationales et de la mondialisation,
Université du Québec, Montréal).
Sader Emir (2005), “Les luttes latino-américaines contre le
néolibéralisme sont-elles efficaces ?”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Sader Emir (2006), “Brasil, puente de unión de América del Sur”, in Le
Monde Diplomatique (edición chilena), décembre 2006, p. 4.
Saint-Upéry Marc (2007), Le rêve de Bolivar. Les défi des gauches
sudaméricaines, Paris, La Découverte.
Schmitz Marc (2007), “L’Amérique latine change, le climat aussi…”, in Où
va l’Amérique latine ?, GRIP, Bruxelles, Ed. Complexe.
Stavenhagen Rodolfo (2000), “Les organisations indigènes : des
acteurs émergents en Amérique latine”, in Alternatives Sud, Vol. 7/2.
Stefanoni Pablo et Do Alto, Hervé (2007), “Bolivia : le
nationalisme indigène au pouvoir”, in État des résistances dans le Sud, Revue
Alternatives Sud.
Stefanoni Pablo (2007), “Bolivie : assemblée constituante et
capitalisme andin”, in RISAL, 16-03-07.
Suarez Hugo José (2005), “Bolivie : les antécédents et les défis de
la nouvelle gauche”, in Alternatives Sud, vol. 12/2.
Svampa Maristela (2005), “Argentine : l’avenir des piqueteros”, in
Alternatives Sud, vol. 12/2.
Svampa Maristela (2007), “Argentine : la méthode Kirchner ou la
force d’inertie du péronisme”, in État des résistances dans le Sud, Revue
Alternatives Sud.
Svampa Maristela (2007b), “Argentine : le retour à la normale”,
(interviewée par Marc Saint-Upéry et Margot Geiger) RISAL, 17-11-06.
Urrutia, Miguel (2006), Luchas antineoliberales en América Latina e
inmunización política en Chile (Thèse de doctorat en sociologie, Université
Catholique de Louvain).
Wilpert Gregory (2007) “La signification du socialisme du 21e siècle
pour le Venezuela”, RISAL, 03-12-07.
Zibechi Raúl (2006), “Brésil, Argentine : la nouvelle
gouvernabilité”, in RISAL, 13-07-06.
Zibechi Raúl (2007), “Bolivie : la première année d’Evo Morales”,
in RISAL, 15-03-07.
Zibechi Raúl (2007b), “Amérique latine : de Cancún à Mar del Plata,
un continent en effervescence”, in États des résistances dans le Sud, Revue
Alternatives Sud.